Chrétien de Troyes

Guillaume d'Angleterre

France   1170

Genre de texte
Roman en vers

Contexte
Récit courtois du XIIe siècle, attribué par certains critiques à Chrétien de Troyes. Il nous raconte l'histoire du roi Guillaume qui, tombé dans la misère et forcé de gagner sa vie comme marchand, réussira cependant à regagner son royaume et sa famille.

Le roi Guillaume déguisé en marchand et sa femme Gratienne, devenue dame de Gleolais, se retrouvent après s'être depuis longtemps perdus de vue. Ce sont ces deux personnages que désignent le pronom ils à la première phrase (Une fois qu'ils se sont lavé les mains...). La dame est la reine Gratienne; son hôte est le roi Guillaume.

Texte original

Texte témoin
Œuvres complètes. Édition publiée sous la direction de Daniel Poirion, avec la collaboration d'Anne Berthelot, Peter F. Dembowski, Sylvie Lefèvre, Karl D. Uitti et Philippe Walter. Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, vers 2556-2625.

Bibliographie
Dictionnaire des Lettres Françaises. Le Moyen Âge. Édition entièrement revue et mise à jour sous la direction de Geneviève Hasenohr et Michel Zink, Paris: Fayard, 1992, pages 605-606.




Rêve du roi Guillaume

Une scène de chasse révélatrice

Une fois qu'ils se sont lavé les mains, ils vont s'asseoir. La dame fait asseoir son hôte tout près d'elle, à ses côtés, et tous deux mangent ensemble. Il la regarde, et elle fait de même, si bien que le roi sait avec certitude que c'est sa femme qui mange là, et en vérité c'est elle. Mais l'un dissimule à l'autre ce qu'il sait; il se trouve qu'ils se cachent mutuellement ce qu'ils savent; ils parlent de beaucoup d'autres choses, tant qu'à la longue le roi voit entrer des chiens: il commence alors à se souvenir qu'il aimait beaucoup se distraire ainsi. Il poursuivait très volontiers les cerfs avec ses chiens; rien ne lui plaisait tant que d'aller chasser dans les bois; il s'absorbe tellement dans ses pensées qu'il se met à rêver tout éveillé. Ne me traitez pas de menteur, et ne vous en émerveillez pas, car il arrive bien qu'on rêve tout éveillé. Les songeries comme les songes peuvent être vrais ou mensongers : il est donc vrai, n'en doutez pas, que le roi se met à rêver éveillé.

Il songe qu'il lui semble, que, comme s'il était à la chasse de rivière, il poursuit dans une forêt un cerf seize cors; et il est absorbé dans sa rêverie, il oublie ce qui l'entoure au point de se mettre à encourager les chiens et à les inviter à courir après le cerf, si bien que dans la salle invités et serviteurs l'entendent tous s'écrier: «Sus! Sus, Bliaut, ce cerf s'échappe.» Tous s'en moquent et en rient, et se disent les uns aux autres: «Ce marchand est un vrai fou. Regardez comme il est ahuri!» Mais la dame, à qui cela importe beaucoup, l'attire vers elle, et il sursaute comme s'il avait été endormi. La dame l'appelle très doucement et lui donne les noms de seigneur et d'ami, comme à celui qu'elle aime de tout son cœur, et elle lui met les bras autour du cou et lui demande de lui dire pourquoi il a crié si fort. «Dame, je ne l'ai pas oublié, et puisque vous me l'avez demandé, je vous le dirai: je songeais; le fait est que je songeais, et il me semblait que je chassais le plus grand cerf que j'aie jamais vu. Peu s'en fallait que je ne le prenne, car les chiens en étaient si proches que j'avais l'impression qu'ils le tenaient; et si j'avais été endormi et en train de rêver, je n'en aurais pas été plus convaincu.» La dame est sage et réfléchie, elle ne néglige pas le songe de son seigneur, car elle se rend bien compte qu'il irait volontiers chasser; elle commence à l'embrasser. Et ses gens la croient folle, à cause de son seigneur qu'elle tient enlacé mais ils ne savent pas toute l'affaire.

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