André Gide

Paludes

France   1895

Genre de texte
sotie

Contexte
Le rêve se situe vers la fin du récit.

Le narrateur, qui est en train d'essayer d'écrire Paludes, finit par souffler la bougie, fatigué.

Notes
Hubert est un ami du narrateur. Angèle est leur amie commune.

Le ventilateur est une allusion au fait que, au chapitre précédent, le narrateur avait été invité chez Angèle. Comme il y faisait une chaleur étouffante, elle avait installé un ventilateur, mais celui-ci était inefficace parce que caché par un rideau.

Le voyage dont il est question et que le narrateur doit faire avec Angèle est le fil conducteur du roman: il n'aura donc pas lieu.

Texte témoin
Paludes dans Romans, Gallimard, Coll. de la Pléiade, 1958, p. 126-128.




Les rêves d’Hubert

Pensées décousues

« Je ne sais plus ce que je voulais dire... ah ! tant pis ; j’ai mal à la tête... Non, la pensée serait perdue, – perdue... et j’y aurais mal comme à une jambe de bois... jambe de bois... Elle n’y est plus : on la sent, la pensée... la pensée... – Quand on répète ses mots, c’est qu’on va dormir ; – je vais répéter encore : jambe de bois, – jambe de bois... jambe de... Ah ! je n’ai pas soufflé ma bougie... Si. – Est-ce que j’ai soufflé ma bougie ?... Oui, puisque je dors. – D’ailleurs quand Hubert est rentré, elle n’était pas encore éteinte ;... mais Angèle prétendait que si ;... c’est même alors que je lui ai parlé de la jambe de bois ; – parce qu’elle piquait dans la tourbe ; je lui faisais observer que je ne pourrais jamais courir assez vite ; ce terrain, disais-je, est horriblement élastique !... la marais-chaussée – non pas cela !... Tiens ! où est Angèle ? Je commence à courir un peu plus vite. – Misère ! on enfonce horriblement... je ne pourrai jamais courir assez vite... Où est le bateau ? Est-ce que j’y suis ?... je vais sauter – ouf ! houp. – Quelâs !...

Alors si vous voulez, Angèle, nous allons faire en cette barque un petit voyage d’agrément. Je vous faisais observer simplement, chère amie, qu’il n’y a là rien que des carex et des lycopodes – des petits potamogétons – et moi je n’ai rien dans les poches – un tout petit peu de mie de pain pour les poissons... tiens ? où est Angèle... ? Enfin, chère amie, pourquoi est-ce que vous êtes ce soir toute fondue ?... – mais vous vous dissolvez complètement, ma chère ! – Angèle ! Angèle ! entendez-vous – voyons, entendez-vous ? Angèle !... et ne restera-t-il plus de vous que cette branche de nymphéa botanique (et j’emploie ce mot dans un sens bien difficile à apprécier aujourd’hui) – que je vais récolter sur le fleuve... Mais c’est absolument du velours ! un tapis tout à fait ; – c’est une moquette élastique !... Alors pourquoi rester assis dessus ? avec entre les mains ces deux pieds de chaise. Il faut chercher enfin à sortir de dessous les meubles ! – On va recevoir Monseigneur... d’autant plus qu’on étouffe ici !... Voici donc le portrait d’Hubert. Il est en fleur... Ouvrons la porte ; il fait trop chaud. Cette autre salle m’a l’air d’être encore un peu plus pareille à ce que je m’attendais à la trouver ; – seulement le portrait d’Hubert y est mal fait ; j’aimais mieux l’autre ; il a l’air d’un ventilateur ; – ma parole ! d’un ventilateur tout craché. Pourquoi rigole-t-il ?... Allons-nous-en. Venez, ma chère amie... tiens ! où est Angèle ? – Je la tenais très fort par la main tout à l’heure ; elle a dû s’enfiler dans le corridor, pour aller préparer sa valise. Elle aurait pu laisser l’indicateur... Mais ne courez donc pas si vite, je ne pourrai jamais vous suivre. – Ah ! misère ! encore une porte fermée... Heureusement qu’elles sont très faciles à ouvrir ; je les claque derrière moi pour que Monseigneur ne puisse pas m’attraper. – Je crois qu’il a mis tout le salon d’Angèle à mes trousses... Y en a-t-il ! Y en a-t-il ! des littérateurs... Paf ! encore une porte fermée. – Paf ! – Oh ! nous n’en sortirons donc jamais, du corridor ! – Paf ! – quelle enfilade ! je ne sais plus du tout où j’en suis... Comme je cours vite à présent !... Miséricorde ! ici il n’y a plus de portes du tout. Le portrait d’Hubert est mal accroché ; – il va tomber ; – il a l’air d’un rigolateur... Cette pièce est beaucoup trop étroite – j’emploierai même le mot : exigu ; on ne pourra jamais y tenir tous. Ils vont venir... J’étouffe ! – Ah ! par la fenêtre. – Je vais la refermer derrière moi ; – je vais voleter désolément jusqu’au balcon de sur la rue. – Tiens ! c’est un corridor ! Ah ! les voilà : – Mon Dieu, mon Dieu ! Je deviens fou... J’étouffe ! »

Je m’éveillai trempé de sueur ; les couvertures trop bordées me sanglaient comme des ligatures ; leur tension me semblait un poids horrible sur la poitrine ; je fis un grand effort, les soulevai, puis d’un coup les rejetai toutes. L’air de la chambre m’entoura ; je respirai avec méthode. – Fraîcheur – petit matin – vitres pâles... il faudra noter tout cela ; – aquarium, – il se confond avec le reste de la chambre... A cet instant je frissonnai ; – je vais me refroidir, pensai-je ; – certainement je me refroidis. – Et grelottant, je me levai pour rattraper les couvertures, et les ramenant sur le lit je me rebordai docilement pour dormir.

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