Gérard de Nerval

Aurélia

France   1855

Genre de texte
récit

Contexte
Ce rêve se situe au chapitre 6 de la deuxième partie d'Aurélia.

Le narrateur fait l'inventaire des objets de sa chambre. Examinant le contenu d'un tiroir, il retrouve (mêlées à des notes, des souvenirs et des correspondances diverses) les lettres froissées d'Aurélia. Ici, le texte s'interrompt, pour reprendre sur cette expérience.

Notes
Ellorah: Ville de l'Inde qui abrite un site célèbre pour ses trois groupes de temples et de sanctuaires creusés dans le roc et ornés d'admirables hauts-reliefs. Ils furent créés du IVe au XIIIe siècle.

Texte témoin
Gérard de Nerval, Œuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris,Gallimard(coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1952, p. 406-407.

Édition originale
Gérard de Nerval, « Aurélia », Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première partie, 15févrierpour la seconde).

Édition critique
Gérard de Nerval, Œuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris,Gallimard(coll. « Bibliothèque de la pléiade »), 1952, p. 406-407, rééd. 1955, p. 410-411.

--, Sylvie, les Chimères, Aurélia, Paris, Bordas (coll.« Sélection littéraire Bordas »), 1967,p. 158-159.

--, Aurélia, éd. de Pierre-Georges Castex, Paris, SEDES,1971.

--, Aurélia [et autres oeuvres], éd. de Jacques Bony, Paris, Flammarion (coll. « GF-Flammarion »), 1990,p. 307-308.

--, Aurélia ou Le Rêve et la vie; les Nuits d'octobre; Petits Châteaux de Bohême; Promenades et souvenirs, préface et commentaire par Gabrielle Chamarat-Malandain, Paris, Pocket (coll.« Lire et voir les classiques »), 1994.




Horrible vision

L’histoire en traits de sang

Une nuit, je parlais et je chantais dans une sorte d'extase. Un des servants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit descendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je continuais mon rêve, et quoique debout, je me croyais enfermé dans une sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je vis qu'il était octogone. Un divan régnait autour des murs, et il me semblait que ces derniers étaient formés d'une glace épaisse, au delà de laquelle je voyais briller des trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage éclairé par la lune m'apparaissait au travers des treillages de la porte, et il me semblait reconnaître la figure des troncs d'arbres et des rochers. J'avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes grottes d'Ellorah. Peu à peu un jour bleuâtre pénétra dans le kiosque et y fit apparaître des images bizarres. Je crus alors me trouver au milieu d'un vaste charnier où l'histoire universelle était écrite en traits de sang. Le corps d'une femme gigantesque était peint en face de moi, seulement ses diverses parties étaient tranchées comme par le sabre; d'autres femmes de races diverses et dont les corps dominaient de plus en plus, présentaient sur les autres murs un fouillis sanglant de membres et de têtes, depuis les impératrices et les reines jusqu'aux plus humbles paysannes. C'était l'histoire de tous les crimes, et il suffisait de fixer les yeux sur tel ou tel point pour voir s'y dessiner une représentation tragique. «Voilà, me disais-je, ce qu'a produit la puissance déférée aux hommes. Ils ont peu à peu détruit et tranché en mille morceaux le type éternel de la beauté, si bien que les races perdent de plus en plus en force et perfection...». Et je voyais, en effet, sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un des jours de la porte, la génération descendante des races de l'avenir.

Je fus enfin arraché à cette sombre contemplation. La figure bonne et compatissante de mon excellent médecin me rendit au monde des vivants.

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