Yves Bonnefoy

Un rêve fait à Mantoue

France   1967

Genre de texte
Essai

Contexte
Le rêve se situe dans un livre qui raconte un voyage que l’auteur a fait en Grèce en 1961, en compagnie d’une jeune femme nommée Sylvia Beach. L’auteur admire l’audace et le caractère aventureux de Sylvia qui adore James Joyce, auteur de Ulysse. Elle incarne pour lui à la fois la fragilité et la confiance. Quand Sylvia retourne en France, l’auteur se retrouve seul en Grèce et s’arrête à Mantoue dans une locanda appelée Al giardino. Il y fait ce rêve.

Texte témoin
Un rêve fait à Mantoue. Paris : Mercure de France, 1967. p. 45-47.




Signification symbolique du rêve

Les fées à la cuisine

Puis je m'endormis et je fis un de ces beaux rêves qui se détachent parfois, avec une netteté de poème, des griffonnages aveugles de l'inconscient.

Voici la fin de ce rêve. C'était le printemps ou les premiers jours de l'été, j'entrai dans une maison blanche assez basse cachée au fond d'un jardin, et là je pris un escalier qui descendait en larges spirales, mais sans rien perdre du grand éclat de la matinée finissante, où se mêlaient le vert des feuillages et les taches mouvantes de l'orangé des fruits mûrs. A peine si une salle, où je fus soudain, se révéla moins brillante. Elle donnait par une porte-fenêtre sur le même jardin, dans ce qui paraissait ses assises les plus profondes, et c'était, cette de salle assez exiguë, une cuisine, meublée comme autrefois de bois ciré et de cuivre. Plusieurs petites filles s'y pressaient en riant auprès de vastes fourneaux. Et une odeur délicieuse d'huile fraîche montait des poêles noires où des Å“ufs cuisaient doucement. Je regardai ces minimes soleils grésiller dans les parfums et les ombres. Et je vis que de temps en temps une des jeunes filles en prenait un dans une écumoire, pour le jeter dans des baquets sur le sol, où beaucoup d'autres gisaient, végétant ou près de s'éteindre. Je m'étonnai de cette bizarrerie. « Mais qu'en faire, en vérité, me dit-on. Nous sommes les fées, qui n'avons pas de besoins. Nous cuisinons pour notre plaisir. C'est ici la maison d'immortalité. » Et de rire toujours, visages pleins et mobiles de l'enfance qui va finir.

Après cela, je fus dans une rue populeuse, ou plutôt c'était un chemin dont les parois étaient creusées de boutiques, aux arcades de pierre grise. Et devant l'une d'elles, entourée de passants, il y avait Sylvia Beach. Elle tenait un livre, ou une revue. On expliquait qu’elle avait souffert de l'ingratitude d'un éditeur. Je la vis pâle, infiniment vieille, menacée. Et je lui dis alors qu'il fallait qu'elle quittât ce lieu, qu'elle vînt. Je la pris même par la main et l'entraînai, par la rue qui tournait et peu à peu descendait, vers la demeure des jeunes filles. Oui, je savais qu'il suffisait qu'elle y pénétrât pour échapper à la mort. Mais il m'était évident aussi, et de façon à chaque instant plus pressante, qu'il fallait que nous fissions vite. Un nouveau réel mystérieux – le jour, la finitude, l'éveil? – venait de toutes parts dans les arbres, les effaçant et cette rue avec eux, et tout ce lieu de l'espoir. Nous courûmes, et la porte fut devant nous, et je luttai de toute mon âme pour que ces apparences demeurent, une minute au moins dans la blancheur grandissante, et au moment où tout s'abîmait, la pierre du seuil fut sous notre pas. Ai-je réussi à faire entrer Sylvia Beach dans la maison d'immortalité? En me réveillant al giardino, une matinée de soleil, dans le chant touffu des oiseaux, j'étais bien près de le croire.

Mais voici qu'une année plus tard, un matin de brume froide et de pluies, je descendis avec les amis de Sylvia, vers un jardin délabré, les marches du Colombarium du Père-Lachaise. Ce jour-là, tout le réel était blanc et noir, avec des reflets jaunes peut-être, comme sur les vieilles photographies. Et c'est alors que quelqu'un qui a bien connu James Joyce dans ses années parisiennes me dit avec effarement en me montrant soudain un vieil homme maigre et voûté, au front haut, aux yeux mal recouverts par d'énormes verres étroits comme j'aurais pensé que l'on n'en fait plus; un homme qui se tenait à l'écart, et comme sans couleur entre notre groupe et les arbres : « C'est extraordinaire, voyez! On jurerait que c'est lui. » De fait, moi qui n'y pensais pas, je le reconnus aussitôt.

Ce n'était pas James Joyce. Mais l'avoir aperçu dans cet homme qui s'éloignait me parut riche de sens. Cela signifiait, bien sûr, que son souvenir, au moins pour quelques-uns d'entre nous, était obsédant dans cette heure triste. Mais plus profondément et surtout, qu'il était facile, ce matin-là, d'accepter de passer dans le monde fluide du rêve, d'oublier l'ancre cachée qui garde au port notre monde, de croire au fond de soi – pensée certes coupable – qu'il n'y a pas de raison pour soustraire aux assauts de symboles venus d'ailleurs le domaine étroit du vécu. Quand on conduit à néant un être cher, et qui a été comme Sylvia Beach si présent à soi-même, et si naturellement un foyer pour les plus vrais travaux d'une époque, on est bien près de consentir que la réalité n'est qu'un songe. N'était-ce pas notre existence déjà que mon rêve d'Italie avait voulu signifier dans son essence illusoire, par la disparition à la fin de toutes les apparences? Une phrase variable, aux ratures mouvantes, aux horizons sans réel, une brume comme aujourd'hui, avec rien que le battement d'une petite cloche delphique. Et le monde vrai au-delà dans cet inaccessible éveil que le mien de Mantoue, vers le souci poétique, ne pourrait jamais qu'imiter.

Texte sous droits.

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