Raymond Queneau

Œuvres complètes

France   1989

Genre de texte
prose

Contexte
Ce texte a été composé entre 1924 et 1928. Il a été publié pour la première fois dans les Œuvres complètes

Texte témoin
Œuvres complètes, éd. établie par Claude Debon, Paris : Gallimard, NRF, coll. Pléiade, 1989, p. 1003-1004.




Un rêve de Queneau

Un autobus pour Corbeil

Les fabricants de livres de songe et les psychologues ont étudié le rêve, mais à la lumière, ou plutôt à l'obscurité, des raisons de ce monde physique. Le rêve n'est pas un sujet d'étude vulgaire. Lorsqu'étendus sur un lit plus ou moins confortable nous nous abandonnons au sommeil, nous atteignons alors un monde singulièrement plaisant; nous sommes alors libres de toute contrainte et nous nous mouvons avec la plus grande agilité au milieu de situations inextricables. La contrainte corporelle, la contrainte sociale, la contrainte morale disparaissent. Je flotte au-dessus des campagnes, je tue ces hommes méprisables, je coïte à ma guise, libre et sans préoccupations.

Cette nuit j'ai rêvé que je me trouvais rue Monge. A ma droite un autobus partait pour Corbeil, à ma gauche une grille me séparait d'un grand lac situé derrière le sénat. Un prince indien, le torse nu, y faisait de l'aviron. La pluie se mit à tomber, l'air devint bleuâtre et des hommes passèrent tirant dans la rue une vieille frégate...

Les rêves ont toujours été pour moi non pas simplement an fugace événement nocturne, mais des mirages et des encouragements à résister à toutes les vexations et oppressions sociales. Je me souviens d'un mois enchanté où chaque nuit j'avais des rêves de plus en plus nombreux et complexes dont le souvenir charmait mes jours. Eveillé je ne pensais qu'à eux et l'individu à cheveux roux que j'avais rencontré dans un café au Grand Palais, les caractères arabes qui voyageaient avec moi dans l'autobus, le jardin en friche de la rue du Quatre-Septembre, les chauves-souris volant en plein jour devant saint-Germain-l'Auxerrois ont été pour moi plus inquiétants que les infimes réalités que la vie me présentait alors.

Chaque fois que je puis trouver trace de rêve, dans quelque œuvre que ce soit, je suis prêt à toutes les concessions. Le merveilleux, qu'il soit d'origine scientifique, littéraire, religieuse, m'a toujours captivé. Car, à chaque victoire de l'imagination sur le réel, un des liens qui retiennent notre esprit se détache et tombe. La libération commence et déjà on en aperçoit les conséquences formidables.

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