Herman Melville

Moby Dick

Etats-Unis   1851

Genre de texte
roman

Texte original

Texte témoin
Traduit de l’américain par Armiel Guerne, Paris : Presses Pocket, 1981, p. 187-188.




Un rêve lucide

Une jambe en ivoire

« Un si étrange rêve, Gros-Bois, je n’en ai jamais eu. Tu connais la jambe d’ivoire du vieux? Eh bien, j’ai rêvé qu’il me bottait avec! Et quand j’ai voulu le botter à mon tour, parole! mon vieux, ma jambe est partie avec le coup. Et voilà que presto Achab était devenu une pyramide, et moi comme un maudit fou, je continuais à cogner dessus. Mais ce qu’il y a de plus curieux, Flask – tu sais comme c’est curieux dans les rêves –, c’est qu’à travers toute cette furie de rage où j’étais, je pensais quand même je ne sais trop comment au-dedans de moi que de ce coup d’Achab, l’offense n’était somme toute pas bien grande. Parce que, me disais-je, il n’y a pas de quoi s’en faire : ce n’est pas une vraie jambe, mais une fausse. Et c’est qu’il y a une fichue différence entre un coup de pied vivant et un coup de pied mort. Tu comprends, Flask, c’est la même chose qui fait que c’est cinquante fois plus fichtrement difficile d’encaisser une gifle qu’un coup de canne. Le membre vivant, c’est ça qui fait l’insulte vivante, mon petit vieux. Et pendant tout ce temps-là je me disais, imagine-toi, pendant que précisément je m’esquintais ces idiots d’orteils contre cette sacrée fichue pyramide – en pleine contradiction comme tu vois –, je me disais pendant tout ce temps, sa jambe qu’est-ce que c’est donc, si c’est pas justement une canne?... une canne en os de baleine! Oui, je me disais, c’était seulement une bastonnade, une bastonnade pas sérieuse, une baleinade en réalité, rien d’autre, mais pas un vil coup de pied. Et puis, je me disais, regarde un peu ce que c’est, l’extrémité inférieure de la chose, ce qui lui sert de pied : c’est un tout petit bout de rien du tout. Mais oui, si c’était un os paysan avec de grands pieds qui me botte quelque part, alors là, ça serait une diable de considérable offense! Quant à celle-ci, elle se réduit tout juste à un ridicule point.

« Mais c’est là que vient le plus beau, Flask : pendant que je tapais à grands coups de pied dans la pyramide, voilà qu’une espèce de vieux triton avec une tignasse en blaireau et le dos bossu m’attrape par l’épaule et me fait faire demi-tour. "Qu’est-ce que vous fabriquez? » me demande-t-il. Fichtre! mon vieux, mais c’est que j’avais peur... quelle bobine!

- Ce que je fais? finis-je par répondre. Et à vous, monsieur de la Bosse, qu’est-ce que ça peut vous faire? Serait-ce que vous tenez à ce que je vous botte?

« Mais bon sang! Flask, j’avais pas plutôt dit ça que le voilà qui me tourne le dos, se penche en avant et relevant une brassée d’algues qui lui servait de frusques, me présente son... Mais qu’est-ce que tu crois que je vois? mille tonnerres! il avait la poupe hérissée d’épissoirs avec la pointe en dehors. Revenant sur ma première idée, moi je lui dis : « M’est avis, mon gars, que je ne vais pas te botter les fesses!

- Sage Stubb, il me répond, sage Stubb, sage Stubb... » et il se met à répéter ça sans arrêt en mâchonnant ses gencives comme une vieille sorcière à la marmite. Voyant qu’il n’était pas près de cesser ses interminables « sage Stubb, sage Stubb », je pensai que je pouvais tout aussi bien me remettre à taper dans la pyramide. Mais je n’avais pas levé le pied qu’il rugit un furieux : « Halte-là!

- Eh là, qu’est-ce qu’il y a encore qui ne va pas, ma vieille branche? lui demandai-je.

- Ecoutez voir un peu, me dit-il, qu’on discute de l’offense. Le capitaine Achab vous a botté le derrière, c’est bien ça?

- Oui, c’est ce qu’il a fait; à l’endroit précis que voici, lui dis-je.

- Bon! reprend-il. Il s’est servi de sa jambe d’ivoire, non?

- Oui, de sa jambe d’ivoire! affirmai-je.

- Eh bien, alors, sage Stubb, qu’est-ce que vous avez à vous plaindre? se mit-il à dire. Est-ce que le coup qu’il vous a donné ne l’a pas été de vraie bonne grâce? Parce que ce n’est pas d’une ordinaire jambe de bois qu’il a frappé, n’est-ce pas? Non. Et vous avez reçu ce coup d’un grand homme, Stubb, avec une superbe jambe d’ivoire. C’est un honneur. Je considère et j’estime que c’est un honneur, sage Stubb. Ecoutez. Dans la vieille Angleterre, les plus grands et hauts seigneurs tenaient pour la suprême gloire d’être giflés par une reine, et par là faits chevaliers de l’Ordre de la Jarretière. Aussi tirez-en votre fierté, Stubb, si vous avez été botté par le vieil Achab, et par là fait un sage! Rappelez-vous ce que je dis : vous êtes frappé par lui mais tenez que son coup vous honore, et ne tenez pas à le lui rendre parce que c’est vous que vous desserviriez sage Stubb. Ne la voyez-vous pas, cette pyramide? »

« Là-dessus, je ne sais trop comment il sembla tout à coup, d’une façon bizarre, nager dans les airs. Je me mis à ronfler, me retournai sur moi-même; et voilà que j’étais dans mon hamac! » Alors, qu’est-ce que tu penses de ce rêve, Flask ? Je ne sais pas. Ça me semble un peu ridicule à moi. Peut-être, peut-être. Mais ça m’a rendu sage, Flask. --Tu vois Achab debout là-bas en train de regarder de biais au-delà de la poupe? Eh bien, le mieux que tu peux faire, c’est de laisser le vieil homme tranquille. Ne lui adresse jamais la parole, quoi qu’il dise.

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