Roger Caillois

Ponce Pilate

France   1961

Genre de texte
Récit

Contexte
Le rêve se trouve dans le chapitre I intitulé « Les prêtres ». Le récit compte sept chapitres suivis d’un épilogue.

Ponce Pilate, procurateur de la Judée, a arrêté le Prophète Jésus sous les pressions des Grands Prêtres. Alors que la foule réclame la mort de Jésus au nom de Rome, Pilate hésite à l’exécuter, car il craint d’être révoqué. Plongé dans ses réflexions angoissées, on lui annonce que sa femme, Procula, veut le voir. Elle lui raconte son rêve prémonitoire qui l’amène à conseiller à son mari de sauver le Prophète.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1961, p. 31-34.




Le rêve de Procula

Des souterrains obscurs

Procula apparut pâle et bouleversée. Elle confia à son mari qu’elle était tourmentée par un rêve et qu’il convenait de sauver le Juste dont les Juifs exigeaient le supplice. L’infortunée venait à un mauvais moment. Ce n’était guère ce que Pilate espérait d’elle, qu’elle ajoutât à ses soucis en intervenant dans cette histoire embrouillée et stupide. En outre, ce n’était pas pour le conseiller dans une situation délicate, mais pour lui raconter un rêve. C’était le comble. « Un songe, se devait-elle inquiéter d’un songe ? » Mais Procula était très agitée et Pilate aussi faible dans sa vie conjugale que dans l’exercice du pouvoir. Il se résigna à écouter le récit de sa femme et feignit de s’y intéresser. Par amour-propre et pour souligner sa bonté, il feignit toutefois de ne s’y intéresser qu’avec une certaine impatience.

Procula s’était égarée dans les souterrains labyrinthiques peuplés d’êtres furtifs et fervents. Des poissons, des agneaux étaient peints sur les parois et parfois devenaient vivants. Elle avait été poursuivie par des pas pesants, par un cliquetis de cuirasses, par une certitude de prétoriens invisibles et proches. L’air se raréfiait, les couloirs se ramifiaient, la foi dans le Prophète se traduisait par une obligation inexorable, inintelligible, de lire la livrée des poissons, la laine des moutons, comme si l’on pouvait déchiffrer des boucles ou des écailles.

Procula avait su que le destin du Messie dépendait d’elle et elle demeurait incapable de lire les poissons et les agneaux. Elle gémissait qu’elle ne savait lire que les lettres. Une voix lui disait que c’était tant pis et qu’elle n’en serait pas moins responsable d’une erreur terrible, dont le monde habité souffrirait pendant des siècles. Il fallait que Pilate employât son pouvoir à empêcher une aussi tragique méprise. Les Dieux ne donnent ces avertissements qu’une fois. Sunt geminae somni portae... Par les portes jumelles passent les rêves qui préviennent et les rêves qui égarent. Mais cette fois l’oracle n’était sûrement pas de ces phantasmes trompeurs que les Mânes envoient par la porte d’ivoire. Que Pilate lui obéisse et sauve le Messie d’un trépas infamant. Procula était encore tremblante et trempée de sueur.

Pilate eut envie de répondre que le temps était passé où les magistrats romains se guidaient sur les auspices, les augures et les rêves, les entrailles des victimes ou la faim des poulets sacrés. Mais il avait pitié de l’angoisse de sa femme et il était impressionné malgré lui par la véhémence de son discours. II la calma de son mieux et lui expliqua que les rêves sont équivoques et difficiles à interpréter, que des émotions vaines y sont associées de façon déconcertante aux images incohérentes qui les composent et qu’il convient de se garder de donner une signification claire à une anxiété provoquée par des caves sinueuses, des poissons peints et des militaires fantômes.

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