Philippe Jaccottet

La semaison : carnets 1954-1979

Suisse   1967

Genre de texte
Journal

Contexte
Ces carnets de l’auteur couvrent une période s’étendant de mai 1954 à août 1979.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1984, p.133-279.




Un rĂŞve sans issue

Un individu louche

[Mai 1972]

Débris de rêve. Ma mère et une autre vieille dame, sa dernière sœur peut-être, à table, chez elle. Je suis frappé par la tristesse de leurs visages fermés. Elle parle de mon père, d’une affaire à laquelle il aurait été mêlé et où il se trouverait détenir la vérité sur un louche personnage. Là-dessus, mon père entre avec un invité, un homme soigné, dans la force de l’âge, malgré des cheveux tout à fait blancs. Mon père récrimine parce que la salade n’est pas prête. L’invité passe devant moi, à un moment donné, en me bousculant. Ce sont là les seuls éléments qui me restent, mais une fois de plus m’a surpris et impressionné l’aspect noir, dur, sans issue de ce rêve, l’éclairage uniformément sinistre qu’il faisait peser sur des scènes ou des fragments de scènes insignifiantes en apparence. Je me rappelle encore que le visiteur était peut-être l’homme louche dont ma mère avait parlé d’abord.

M’éveillant alors, entre quatre et cinq heures du matin, entendant vaguement les chants des rossignols et des cris plus plaintifs d’oiseaux de nuit (cette espèce que je n’ai pu reconnaître encore), la vieillesse m’est apparue, inévitablement, dans sa dureté implacable, et je me suis répété qu’aucune existence ne serait possible les yeux ouverts sur ce que le monde a d’horrible, à moins d’une foi confinant à la folie. Pensées de nuit, que la lumière aide à dissiper. Et au matin, c’était la pluie, traversée par les oiseaux.

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