Philippe Jaccottet

La semaison : carnets 1954-1979

Suisse   1967

Genre de texte
Journal

Contexte
Ces carnets de l’auteur couvrent une période s’étendant de mai 1954 à août 1979.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1984, p.133-279.




Une série de rêves

Des bustes bandés

[Juin 1979]

Rêve dont je garde un souvenir assez précis pour en avoir été tiré par les quintes de notre voisin, dont on craint toujours qu’elles ne soient des râles.

Il s’est agi essentiellement d’une succession de « vues » dont chacune m’apparaissait, à moi voyageur, plus belle, plus surprenante, mystérieuse, exaltante même que l’autre. Il y avait la mer, une chaîne de montagnes lointaines, et une ville que j’assimilais (par moments du moins) à Lisbonne. Je crois que j’ai commencé par admirer une façade de palais que l’on me montrait, comportant une rangée de personnages debout ou en tout cas de visages expressifs, couleur de terre, en manière de pilastres d’une abondance baroque. Puis cela s’est transformé en une série de bustes posés également côte à côte sur une sorte d’étagère, dans une salle; quelques-uns (trois?) de ces bustes étaient comme bandés au moyen d’une espèce de foulard de femme, en travers du visage et le voilant plus ou moins; mon voisin m’a expliqué que c’était l’usage dans le pays et qu’il allait lui-même de ce pas chercher de quoi en voiler un autre. (Or, plus tard dans le même rêve, je devais m’apercevoir qu’une longue chaîne de collines avait elle aussi quelques sommets bandés de la même façon.) C’est peut-être le même personnage qui devait me dire encore qu’il se rendait en Chine (ou au Chili?) derrière ces montagnes, au-delà de cette chaîne de montagnes.

Je retrouvais cependant Lisbonne avec bonheur (sans qu’il y eût de ressemblance réelle). Un instant, entre deux montants de fenêtre ou deux murs proches, j’aperçus au loin un petit groupe de maisons toujours couleur de terre sombre, dont l’une à la façade arquée en berceau comme une porte cochère, et tout cela était si beau que je m’écriai : « un morceau d’Italie ! », à quoi mon ami J. E. à qui je m’adressais à ce moment-là rétorqua: « plutôt nègre »; et en effet il y avait un palmier au-delà des maisons, peut-être. Mais l’essentiel était que ces vues suscitaient en moi une admiration, une exaltation jusqu’aux larmes.

Survinrent des compagnons de voyage; un couple avec deux enfants, des Suisses, dont il me semble qu’ils s’appelaient Ziegler. Les remarques érudites de Mme Z., citant des dates comme XIIe, XIIIe siècle, m’agacèrent (parce que j’en savais moins qu’elle et parce que mon émotion me paraissait d’un autre ordre), et j’eus le désir de m’éloigner pour jouir seul de la beauté des lieux. M’enfonçant ainsi dans la maison, je trouvai, dans une grande pièce, François J., redevenu le petit garçon de douze ans que j’ai connu d’abord, avec un autre enfant; ils écrivaient une lettre de condoléances à ma tante M. pour la mort de son mari (tous deux sont morts depuis des années, mais on m’avait annoncé récemment la maladie de leur fils aîné, avec qui j’étais plus lié qu’à la plupart de mes autres cousins); il me demanda de quelle façon il devait s’adresser à elle, ayant choisi des formules à la fois touchantes, tendres et un peu extravagantes (et tous deux feuilletaient de vieux albums de photos de famille pour en orner leur message). Je me souviens lui avoir répondu qu’en ces circonstances, il fallait éviter trop de fantaisie tout en gardant une certaine fraîcheur, écrire, par exemple : « Ma si gentille tante M. » ou quelque chose d’analogue. Puis je me suis avisé que je devrais écrire à mon tour; et dans ma lettre, j’ai parlé à ma tante de cet oncle qui sans doute avait dû voir Lisbonne au cours de ses nombreux voyages.

Ailleurs, plus tard, dans un jardin qui précédait une maison à fronton classique mais modeste, couverte de glycines, j’ai découvert un puits que surmontaient trois statues de personnages debout, toujours de la même couleur ocre. Et de nouveau, ce lieu était d’une beauté inexplicable et profonde. En m’approchant, j’ai constaté qu’une de ces statues ressemblait à Jules César, et que chacune des trois pivotait sur elle-même (ou toutes les trois autour du puits). Alors, comme pour m’empêcher de contempler toutes ces merveilles, une voix m’a hélé.

Il y avait sur tout cela beaucoup de lumière, mais peu de couleurs, sinon celles de la terre.

À un moment donné, quelqu’un, peut-être un barman, m’a montré un bloc de la pierre dont étaient faits les bâtiments de la ville, en précisant qu’elle n’était pas solide; à quoi j’ai répondu, pensant à l’église des Hiéronymites (de Lisbonne, toujours) que cela ne l’empêchait pas d’être belle.

Cette dernière remarque me paraît être une réponse tardive à la dame anglaise avec qui j’avais parlé ce soir-là chez des amis, et qui m’avait dit qu’elle admirait le style de mes livres, mais n’en appréciait guère la matière, ou ne la comprenait pas (cette approche de la nature avec laquelle eux, Anglais, ont un rapport tellement plus « naturel »).

Faut-il mettre les bustes et les collines bandées en rapport avec le fait que je m’étais coupé légèrement à table, et que j’avais dû me mettre un pansement? Puis étendre cela à des symboles de castration? De telles explications, valables à différents niveaux de l’expérience vécue, ne rendraient nullement compte de la mystérieuse beauté de ces « vues », et de la joie dont elles m’avaient l’une après l’autre comblé.

Texte sous droits.

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