Jacques Poulin

Faites de beaux rêves

Québec    1974

Genre de texte
roman

Contexte
Ce récit de rêve se trouve à la fin du troisième chapitre de la première partie du livre qui en compte quatre.

Amadou, sa copine Limoilou et son frère Théo se rendent au Mont-Tremblant, au Nord de Montréal, pour assister au Grand Prix du Canada de Formule Un. Amadou, qui est pourtant commis aux écritures de profession, éprouve de la difficulté à communiquer.

Notes
Les entraîneurs et les joueurs de hockey mentionnés dans cet extrait, bien qu’ils aient tous déjà été membres de l’équipe des Canadiens de Montréal, n’ont jamais joué tous ensemble lors d’une même saison pour cette équipe de la Ligue Nationale de Hockey.

Texte témoin
Faites de beaux rêves, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1988, p. 50 à 54.

Édition originale
.Faites de beaux rêves, Montréal, l’Actuelle, 1974.




Le premier rêve d’Amadou

Le camp d’entraînement

Alors Madou a attrapé un mal de gorge et il peut pas raconter son rêve, c’est ça?

- Il a probablement attrapé un staphylocoque ou quelque chose comme ça, dit Théo. On voyait des staphylocoques descendre au fil de l’eau. Pas vrai, Madou?

- C’était plein de staphylocoques partout, dit faiblement le commis.

- Abstinence totale si Madou ne raconte pas son rêve, menaça Limoilou.

Théo regarda son frère pour voir ce qu’il en pensait. Ensuite il dit :

- Tu fais comme tu veux.

- Bon, c’était le rêve du hockey, dit Amadou.

- Alors raconte en prenant tout le temps qu’il faut et avec tous les détails, surtout à la fin, dit Limoilou.

Elle se leva pour lui verser une tasse de café et elle donna une autre bière à Théo.

- Vieux frère, on va te poser des questions de temps en temps, dit Théo.

- Merci.

- Je veux dire : si on voit que le staphylocoque reprend le dessus, on va poser des questions pour te donner une chance.

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Amadou se mit à raconter son rêve. Il parlait lentement.

- C’est au forum de Montréal, dit-il. De bonne heure le matin. Une semaine avant le début de la saison de hockey. Le camp d’entraînement tire à sa fin, les joueurs commencent à se sentir en forme. Nous autres, les recrues, on est les premiers à sauter sur la glace. Ensuite les vétérans arrivent et on se met à faire le tour de la patinoire en passant derrière les buts. Mon équipement de gardien de but est lourd à traîner, mais j’ai pas envie que le coach s’en aperçoive ; je patine aussi vite que les autres. Toe Blake est accoudé à la rampe, près de la porte qui donne sur le banc des joueurs. Il a le menton appuyé dans une main. C’est drôle : il porte un veston et un chapeau comme si on allait disputer une partie régulière de la Ligue Nationale, mais personne s’en rend compte. Il regarde patiner les joueurs. Il mâche de la gomme. Tu peux voir qu’il aime le bruit des patins qui mordent la glace. On dirait qu’il est dans la lune, mais il regarde attentivement chacun des joueurs.

- Tu passes devant lui? demanda Théo.

Amadou prit une gorgée de café.

- Quand je passe devant lui, avec mon équipement de gardien de but, le coach me suit de yeux. Il n’a pas l’air surpris de voir que je porte un masque durant la séance de patinage. Il me regarde patiner comme il regarde Jacques Plante, Lorne Worsley et Ken Dryden.

- Pourquoi as-tu mis ton masque? demanda Limoilou.

Le commis hésitait. Théo dit :

- Worsley est en forme?

- Il est gras comme un voleur et quand il passe devant le banc des joueurs, Toe Blake fait semblant de jeter un coup d’œil au chronomètre géant. À un moment donné, le coach lance deux rondelles sur la glace. Les joueurs se divisent en deux groupes. Je m’installe devant un des filets. Avec la lame de mes patins, je racle la glace du rectangle réservé au gardien de but. Faut que la glace soit rugueuse, autrement tu peux pas te relever quand tu viens de faire le grand écart pour bloquer un lancer. Doug Harvey est à côté de moi. Il attend que j’aie terminé, mais je prends le temps qu’il faut. C’est le meilleur joueur de défense de la Ligue Nationale, il me regarde et je fais le travail aussi bien que possible. Théo, tu voulais poser une question?

- Non, dit-il.

- Excuse-moi.

Il but une gorgée et s’essuya la bouche.

- Je fais signe à Harvey qu’il peut y aller. Les joueurs sont rangés sur la ligne bleue. Je prends le bâton que j’avais posé sur le filet. Une chose que j’aime beaucoup c’est l’inscription SHERWOOD en grosses lettres noires sur le manche. Je me place sur le coin gauche du rectangle, un peu penché en avant, les jambières écartées, le bâton sur la glace et la main gauche ouverte à la hauteur du genou. À la ligne bleue, le premier joueur s’avance. Harvey lui fait une passe précise. Le joueur décoche un lancer frappé. Je bloque la rondelle, Harvey la reprend et la dirige vers le joueur suivant. Chaque fois que je fais un arrêt, je projette la rondelle vers Doug Harvey. Ensuite chacun des joueurs s’approche à quinze pieds des buts. Je bloque tout. Le slap shot de Geoffrion. Le lancer du poignet de Béliveau. Le revers d’Henri Richard. Toe Blake commence à regarder de mon côté. Le retour du lancer va toujours sur le bâton de Harvey et il n’a pas besoin d’aller chercher la rondelle dans le coin. Le coach donne un coup de sifflet. Deux joueurs foncent ensemble vers le but. Un lancer ou une passe, tu peux pas savoir. Béliveau avec Cournoyer. Béliveau patine vers le but, fait le geste de viser le coin du filet, laisse la rondelle derrière. Cournoyer lance en recevant la passe. Un lancer sec du poignet. J’attrape la rondelle avec la main gauche au ras de la glace. Maintenant c’est Richard et Frank Mahovlich. Richard laisse passer Mahovlich. Il lance vers le coin droit du filet. Frank tend son bâton au bout des bras et fait dévier la rondelle vers le coin gauche. Il lève son hockey pour annoncer le but. Alors je lui montre la rondelle dans mon gant. Ma fameuse main gauche a été trop rapide pour lui. Le vieux Toe Blake quitte le banc des joueurs. Il s’en vient. Jacques Plante est avec lui. De l’autre bout de la patinoire, Worsley s’amène lui aussi. Ken Dryden et tous les joueurs s’approchent. Le coach s’arrête devant le but, me regarde sans rien dire. Puis il dit quelque chose en anglais. Je fais comme si je n’avais rien compris. Alors Blake dit un mot à Jacques Plante. «  Il dit d’enlever ton masque », dit Plante.

- Ensuite? fit Limoilou.

Amadou vida sa tasse. La tête renversée en arrière, il laissait couler le sucre sur sa langue.

- Tu t’es réveillé? demanda-t-elle avec une sorte de rage contenue.

Théo voulut intervenir, mais sa voix fut couverte par le grondement d’une Formule 1.

Texte sous droits.

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