Jacques Poulin

Le Vieux Chagrin

Québec   1989

Genre de texte
roman

Contexte
Ce récit de rêve occupe tout le chapitre 28 intitulé « Un rêve d’amour ».

Jim, le narrateur, habite seul sur les rives du fleuve Saint-Laurent jusqu’à ce qu’une personne prenne pour refuge une caverne située près de sa résidence. Bien qu’il ne l’ait jamais vue, Jim tombe alors amoureux de cette personne qu’il croit être une femme du nom de Marika.

Texte témoin
Le Vieux Chagrin, Montréal, Leméac (Babel), 1995, p. 152 à 155.

Édition originale
Le Vieux Chagrin, Montréal, Leméac, 1989.




Le rêve de Jim

Un rêve d’amour

Une nuit, je fis un rêve magnifique. Il y eut d’abord cette image un peu floue : une chambre aux murs blancs avec une lumière tamisée et une légère odeur de talc. Et, au milieu de la chambre, un grand lit dans lequel j’étais couché, tout seul.

Puis, l’image se précisa et je commençai à voir des couleurs. Les murs, que j’avais vus tout blancs, étaient maintenant couverts d’un papier peint aux motifs de fleurs bleues ou violettes, et les tentures étaient bleu foncé. Près de la fenêtre, il y avait une jolie coiffeuse avec une glace à trois panneaux, et ma mère était là, assise en chemise de nuit sur un tabouret, son triple visage me regardant sans me voir. Devant elle étaient alignés, en ordre de grandeur, une série de petits pots contenant des parfums, des crèmes et des onguents. Il y avait aussi un coffret à bijoux et une boîte à musique qui jouait Les Feuilles mortes.

Brusquement, le décor se modifia. J’étais toujours couché dans le grand lit, mais ma mère avait disparu et la pièce n’était plus la même : c’était à présent une chambre moderne avec des murs nus en plâtre bleu pastel, un parquet en chêne verni et une large fenêtre par laquelle j’entendais des chants d’oiseaux et le murmure d’une rivière. Les couvertures remontées jusqu’au menton, je regardais la lumière grise du petit matin se glisser doucement dans la chambre. Je n’avais jamais vu cet endroit auparavant, tout dans cette chambre m’était inconnu, mais je n’étais pas étonné de me trouver là : c’était peut-être à cause de la rivière, dont le bruit m’était familier.

Tout à coup, j’entends un autre bruit : le grincement d’une porte. Quelqu’un est entré dans la maison et, bien que je sois toujours allongé dans le lit, je vois ce que fait cette personne. Elle ouvre le frigo, sort une boîte de poulet, en donne une portion au chat, secoue sa fourchette dans l’évier. Je vois chacun de ses gestes, mais je ne distingue pas du tout son visage ; je ne sais même pas s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. La seule chose d’elle que je peux voir, ce sont ses pieds nus.

La personne s’engage dans l’escalier menant à l’étage. Je vois ses pieds nus qui montent les marches une à une. Elle arrive à la dernière marche, elle va entrer dans le couloir au bout duquel se trouve la chambre, mais il se passe une chose étrange : il y a un autre escalier. Chaque fois qu’elle atteint le sommet de l’escalier, il y en a un autre, c’est comme si le temps s’étirait à l’infini...

Une nouvelle fois, l’image se transforme. Au lieu d’être dans une chambre, je suis maintenant allongé dans mon vieux minibus dont la banquette arrière est rabattue pour faire un lit. C’est un vrai lit à deux places, très confortable, avec draps et couvertures, et les rideaux tirés qui filtrent la lumière du matin donnent l’illusion qu’il s’agit d’une petite maison. C’est probablement à la campagne : j’entends quelque chose comme un bruissement de pieds nus dans l’herbe. Me redressant dans le lit, je tends l’oreille. Les pas sont tout proches et bientôt la portière du minibus s’ouvre, mon cœur s’arrête : c’est Marika!... Je reconnais tout de suite le visage maigre et osseux que j’ai aperçu dans la brume l’autre soir. Elle a des jeans d’un bleu très pâle, une chemise blanche aux manches relevées et les pieds nus.

Elle referme doucement la portière et jette un regard vers le lit. Je fais semblant de dormir, mais à travers mes paupières mi-closes je la vois qui, se mettant un peu de côté, retire sa chemise qu’elle pose sur le siège du passager, puis enlève ses jeans et le reste de ses vêtements. Je ferme les yeux au moment où elle se retourne vers moi avec un sourire timide. Je devine qu’elle s’approche rapidement du lit, qu’elle soulève les couvertures, et je me pousse un peu pour lui faire une place chaude.

Maintenant, on dirait que le temps s’est arrêté. J’ignore dans quel pays se trouve le vieux Volks, mais il doit y avoir une rivière, car j’entends l’eau qui murmure, Marika est allongée tout contre moi, du côté gauche. Sa tête repose sur mon épaule, mon bras gauche est passé autour de son cou et mon bras droit autour de sa taille. Je sens son souffle chaud dans mon cou et toute la chaleur de son corps sur le mien ; ses pieds sont un peu froids.

J’aime bien la rondeur de sa hanche et j’aime beaucoup la douce chaleur de son ventre, je ne sais pas ce que je préfère, mais je sais que nous ne pouvons pas être mieux qu’en ce moment. Bien sûr, nous pourrions nous caresser, faire l’amour, chercher obstinément à nous rejoindre, essayer de devenir une seule personne. Ensuite, nous pourrions parler, raconter, expliquer... Nous pourrions très bien faire ça, mais nous ne serions pas mieux que maintenant. C’est maintenant que nous sommes le mieux, c’est maintenant que nous sommes heureux.

Texte sous droits.

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