Crébillon fils

Lettres de la marquise de M. au comte de R.

France   1732

Genre de texte
prose, roman

Contexte
Le rêve se trouve dans la deuxième et dernière partie, dans la lettre 47 du roman qui en compte 70.

La marquise de M*** écrit à son amant, le comte de R***. Elle lui raconte les déboires amoureux de son mari tels qu’il les lui a racontés. Le marquis s’est épris de sa maîtresse. La soupçonnant d’avoir d’autres amants, il l’épie et la surprend avec un jeune chevalier. Pour la confondre, il lui raconte sous forme de rêve ce qu’il a vu.

Texte témoin
Collection complètes des œuvres , Londres, [s.n.], 1779, t. II, p. 505-509.




Un rêve enchâssé

Il rêve qu’elle a rêvé de lui

J’ai été hier, me dit-elle, extrêmement malade, mon mari a été seul où nous devions aller ensemble, et je vous gronderois de ce que vous êtes venu ici, et que vous ne soyez pas resté, si ma migraine ne m’avoit pas endormie toute la journée. Ce n’est rien que de dormir, lui répondis-je gravement, si l’on ne fait pas des songes gracieux. Oh! de cela, reprit-elle, je ne m’en plains pas, je n’ai rêvé que de vous. Cependant, repris-je des gens qui ont tenu compte de vos songes, m’ont dit que vous vous y étiez un peu plus aidée du chevalier que de moi; mais comme, quand on dort, on n’est point maître du choix de ses idées, je n’ai garde de m’en plaindre. Ne rougissez pas, interrompis-je. Il est donc vrai que vous avez dormi tout hier. Hélas! Oui, m’a-t-elle répondu d’un air naïf. J’ai dormi aussi, lui dis-je, et j’ai rêvé aussi de vous : écoutez mes songes, ils sont plaisants. J’ai rêvé que vous étant endormie, vous vous étiez imaginée être dans le sallon du jardin ; que dans le tems que vous preniez un plaisir infini à rêver de moi, le chevalier étoit entré ; qu’il avoit d’abord commencé par fermer toutes les fenêtres, excepté une seule qui étoit nécessaire pour avoir l’oeil sur ceux qui entreroient dans le jardin; que dans le tems que vous alliez lui demander pourquoi toutes ces précautions, il s’étoit jetté à vos genoux; qu’alors vous étant troublée, mon idée avoit disparu, et que, chose fort singuliere! En voyant le chevalier, vous l’aviez pris pour moi, quoiqu’il fût toujours le chevalier; que dans cet égarement d’esprit, vous aviez laissé éclater toute la tendresse que vous avez pour moi; et que vous paroissant un peu timide, vous aviez daigné, par les plus tendres caresses, l’encourager à partager votre ardeur, et qu’enfin, s’étant livré à ses transports, vous y aviez répondu, ne comprenant pas encore par quelle adresse, ou par quel miracle, je m’étois dans ce moment revêtu de la figure du chevalier. Et à quel propos, vous disiez vous à vous-même, a-t-il pris cette figure? Je n’aime point le chevalier; ce n’étoit pas là le moyen de me faire répondre à ses empressemens; cependant, force étrange de ma tendresse pour lui! Je le favorise, quoiqu’il soit renfermé dans une personne qui m’est tout-à-fait indifférente. Et là-dessus, vous faisiez des réflexions très-sensées sur la bizarrerie des songes, et les idées ridicules qu’ils offrent aux sens. J’ai rêvé encore que vous vous étiez réveillée en sursaut, toute alarmée de la prétendue infidélité que vous veniez de me faire, protestant contre vous-même du désordre de votre esprit. Que cependant, vous étant rendormie, vous avez rêvé encore cinq ou six fois la même chose : pour écarter enfin ces impertinentes imaginations, vous vous étiez levée brusquement, si pleine de ce songe que vous me voyiez encore auprès de vous, toujours sous la figure du chevalier. Là je me suis éveillé aussi, au désespoir d’avoir rêvé de pareilles extravagances.
Je ne vous dis point quels étoient ses mouvemens, pendant ce beau récit, ils sont inexprimables. La honte, la fureur, la haine, se peignoient sur son visage, à mesure qu’elles naissoient dans son coeur. Il n’y avoit plus d’artifice, je la regardois avec des yeux où le mépris que j’avois pour elle, étoit si parfaitement expliqué, qu’elle ne s’y pouvoit pas méprendre. Il n’y avoit pas moyen de nier. Elle ne pouvoit pas douter que je n’eusse tout vu. Elle m’avoit pour témoin de son infidélité. Que faire en pareil cas ? Me demander pardon c’étoit s’exposer aux discours les plus humiliants ; désavouer le fait ? La chose auroit été inutile. Voici le parti qu’elle prit. Avez-vous le tems de m’écouter, monsieur, me demanda-t-elle ? Je lui dis qu’oui. Vous avez tout vu, reprit-elle, et rien n’est moins rêvé que ce que vous venez de me dire. Je pourrois le nier ; mais il ne me plaît pas de m’en donner la peine. J’avoue que j’aime le chevalier, et je suis charmée que par votre curiosité, vous ayez su ce que je n’aurois pas tardé long-tems à vous apprendre. Vous m’y auriez forcée, quelqu’envie que j’eusse de vous ménager, et vous m’étiez devenu si insupportable, qu’il ne m’étoit plus possible de me contraindre. Une autre chercheroit des excuses, mais tout ce que je puis vous dire, c’est que j’aime le chevalier, et que je ne vous aime plus.

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