Marie-Claire Blais

Le sourd dans la ville

QuĂ©bec   1979

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se trouve vers le début du roman.

Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché.

Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 45 à 47.




Le premier rĂŞve de Florence

La peinture chinoise

[...] elle s’allongea sur son lit, elle dormirait peut-être car cette haine dévorante l’avait épuisée, c’était une chose de l’ordre de la passion et qui vous mangeait de façon subite, c’était une chose saine, peut-être comme tout ce qui est en nous si malade de douleur ou d’une intensité aussi menaçante, même ce que nous appelons, pensait-elle, notre bonheur, car demain nous ne serons plus là pour le vivre, et ce fantôme du bonheur perdu ira seul, sans nous, inhabité, errant, errant, puis Florence eut la conscience qu’elle tombait dans le sommeil, son cœur battait lentement, épuisé par la haine, elle rêvait à tout ce qu’elle aimait et qui semblait toujours si impalpable quand c’était peut-être cela, la réalité, il y avait un ordre certain qui guidait ses pas, sa mémoire vers un jardin oriental dont elle avait admiré les lignes, l’organisation exacte, c’était dans la peinture chinoise, peut-être, car Florence avait passé sa vie dans les musées à y être bien, à attendre, sans hâte, car là, son attente était fortifiée, alimentée de ces valeurs sûres d’un temps, d’une histoire que d’autres avaient vécue, mais qui était encore tangible pour ses yeux, ses yeux à elle, ses yeux d’invisible que personne n’eût songé à remarquer, dans un musée où le temps préservait ses images, ses hommes et leurs décors de vie, la peinture lui disait que longtemps, longtemps, le monde enfoui serait visible pour elle, la peinture était un art pour les captifs comme Florence, elle rendait visible, transparent, ce qui n’était déjà plus, et le jardin oriental était encore à sa place, dans ses rêves, mais elle se retrouvait, elle, par rapport au jardin, située ailleurs, dans une végétation nord-américaine, assise au pied d’un chalet de montagne, peut-être, le jardin oriental et ses personnages orientaux, d’une mansuétude dont elle appréciait, au loin, la délicate offrande, la réconfortaient, un bûcheron jovial coupait du bois plus près, le regard de Florence s’adoucissait plus loin, vers des champs de fraises, lesquels étaient aussi très ordonnés, elle avait le sentiment de les avoir dessinés elle-même, les fraises étaient aussi visibles et savoureuses que ces fruits ardents que nous voyons dans les tableaux, non plus peints, mais réanimés, nés spontanément d’une lumière gourmande que l’artiste n’a conçue que pour eux, et Florence éprouvait une grande paix car elle touchait ici à la simplicité de son existence intérieure, laquelle eût été paisible peut-être sans la connaissance des hommes, mais projeté seul dans un espace incorruptible, chacun ne possédait-il pas cet espace inoccupé, fait pour être peuplé, malgré tout, par l’intégrité de ses plus simples désirs, et ces personnages orientaux, légendaires et pourtant si réels pour Florence, défilaient entre des haies de fleurs, s’inclinant au loin avec une délicate nourriture qu’ils voulaient partager avec Florence, mais elle tournait la tête comme pour leur exprimer qu’elle n’avait plus faim, qu’il était trop tard pour la faim ou la soif, elle eût aimé pourtant être avec eux, mais si elle n’avait aucune méfiance d’eux, une blancheur de lait, au fond du tableau, était pour elle symptôme de mort, et le blanc dans ses rêves, pensait-elle, était le mensonge du sang, c’était le signe que la mort était là, présente, sous une forme ou une autre, le rouge était blâmable mais c’était une passion, une violence qu’elle reconnaissait, tout ce qui était blanc comme le lait ou la neige vous mentait, c’était le sang qui n’était pas renversé mais qui prenait cette forme innocente pour l’accuser, et soudain elle se réveilla, tout émue encore par cette paix qui l’avait accompagné si loin [...].

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