Marie-Claire Blais

Le sourd dans la ville

Québec   1979

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve se situe vers la fin du premier tiers du roman.

Florence, issue d’un milieu aisé, malade et ne pouvant plus supporter la solitude qui règne dans son appartement depuis le départ de son mari, se rend dans un hôtel bon marché.

Édition originale
Le sourd dans la ville, Montréal, Stanké, 1979, p. 79.




Le troisième rêve de Florence

Le tableau vide

Florence avait aussi rêvé, le temps d’un souffle, pendant qu’elle glissait mollement contre la rampe de l’escalier, qu’elle retournait dans son appartement désert, on appelle désert, pensait-elle, le vide que crée l’absence, la séparation, la mort, et ainsi, elle avait retrouvé son appartement, ses meubles, sa collection de tableaux, tous ces piliers de son existence antérieure soudain effondrés dont on ne voyait plus que les traces, une poussière refroidie, dans l’un de ces tableaux qui avait jadis évoqué pour elle la lumière, l’odeur même de la mer contre un fond de ciel méditerranéen, un ciel bleu, uniforme, que ne menace peut-être que la pointe d’un nuage blanc, c’était un ciel bleu, uniforme et lointain, mais posé là contre le vide, il semblait d’une matière pénétrable, il n’y avait là rien de cruel, seulement l’indifférence de cette matière bleue qui vous invitait à la pénétrer, comme se perd tout ce qui navigue dans l’espace, notre regard allait vers ce ciel, puis se perdait, mais dans ce rêve le tableau était vide, le ciel méditerranéen, peint à l’huile, n’était plus là, contre le vide, on percevait que la lumière avait dû être d’une éblouissante densité, son essence était encore là, les personnages qu’on avait vus, comme des taches de couleur, au bord de la toile, entre le ciel et la mer, s’ils avaient eu la modestie et le charme des fleurs, ils étaient désormais ailleurs, rien ne restait que le cadre vide et sa rectangulaire netteté, et Florence errait, errait, contre cette surface aveugle et lumineuse, là où elle s’était assise, dans ses fauteuils, le sofa sur lequel elle se prélassait le dimanche en compagnie de ses livres et journaux, chacun de ces objets familiaux qui avait eu, un moment ou l’autre, son rôle de séduction ou d’apaisement auprès d’elle, avait été marqué par son passage en ce lieu, mais le fauteuil était vide, quelques taches de lumière attestaient encore ça et là, sur les meubles, qu’une présence venait de les quitter, et les murs jadis couverts d’une forêt de souvenirs, de photographies de son mari, de son fils, tout cela n’était plus, le vide, le vide partout, pensait Florence, et puis en se réveillant elle avait constaté que le mouvement de sa montre s’était arrêté [...].

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