Monique Saint-Hélier

Le cavalier de paille

Suisse   1979

Genre de texte
roman

Contexte
Le récit de rêve se trouve à peu près au milieu du roman.

Le riche propriétaire Jonathan Graew se réveille en grelottant. Il en veut à Carolle Alérac d’être au bal. Il se rappelle alors avoir revu dans son rêve cette femme qu’il aimait, mais qu’il n’avait pas épousée.

Texte témoin
Le cavalier de paille, Lausanne : Éditions de l’Aire, 1979, p. 157-163.




Nostalgie

La femme aimée et l’autre

Nom de Dieu!... il avait rêvé, rêvé qu’il était marié avec la petite Huguenin! — Il se mit à rire, d’un rire gêné, le haut de la tête dans la Malcombe.

Rauque et bref, l’aboi des chiens traversa le rire.

— Couché!

Une forme rampa, et dans cette ombre, à demi éclairé par un reflet de lampe, le chien avait l’air d’un chien de neige avec des mains marquées partout.

... Marié à la petite Huguenin!... Bizarre les rêves, on est avec eux, mêlés, collés — des poules qu’on roulerait dans des confettis ne seraient pas plus couvertes de choses que nous, quand on rêve. On est avec des femmes, des trains, des hommes, des tableaux, des concombres, ou bien une statue qui te crie : « Dieu seul est grand, Jonathan Graew », tu te retournes : « Qu’est-ce que tu dis ? » et puis tu t’arrêtes parce que c’est une femme et qu’elle a les seins nus... Tu as huit ans, quarante, tu es mort, vivant, ça ne gêne personne, tu vas, tu vas, tu t’avances dans les parois, tu les traverses; tu es ta grand-mère, ta sÅ“ur, tu montes au ciel : « Pour voir Dieu, c’est combien ? » Tu redescends, tu as vu Dieu. Et tu te rappelles ? — Rien... On a refermé la boîte.

Plus qu’un autre, il appartenait aux deux mondes, lui; l’immense monde du sommeil où il volait comme un poisson de feu, partout; et le monde du jour précis, solide, où il faut avoir l’œil; et l’œil, ça n’est pas ce qui lui manquait.

Il essaya de remonter dans le rêve, mais tout ce qui s’était avancé vers lui était parti, — où ? Qui peut le dire ? C’est donné, repris; ça ressemble à ce qui se passe dans le Nord, au moment des débâcles : des pans de glace clapotent, les craquelures s’évasent, tu vois l’eau qui est dessous. — La nuit, c’est pareil avec la vie : elle craque, alors tu rêves, tu vois ta vie bouger dessous. Et puis, quand le matin vient, les fentes se ressoudent, c’est de nouveau épais et lisse, et toi tu reprends pied dessus.

... Il y avait une palissade dans ce rêve. Il l’avait vue où, cette palissade ? — Pas dans ce sacré tonnerre de pays, toujours. Il passa en revue les palissades de la région... il les connaissait, — un peu qu’il les connaissait les palissades et les barrières !... en haut, en large, au mètre, même le prix des vernis qu’on passait dessus. — La fureur fit trembler ses mains :

— Je te dis qu’elle existe, je l’ai vue.

Son coup de poing ébranla la table, mais la lampe était solide, calée entre deux dictionnaires... Il était fou, fou à lier. Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre si oui ou non cette palissade existait ? Dans les rêves, bon Dieu de bon Dieu, on fabrique autre chose que des palissades ! Il avait bien rêvé une nuit qu’il accouchait, c’était la nuit de l’appendicite...

Pourtant il lui semblait que ce soir, il avait fait un rêve très beau, où tout était grand et paisible, pas un de ces rêves où l’on a l’impression que les rêves se fichent de vous, vous traitent comme des plumes... « pfut!... va n’importe où, plume... est-ce que tu comptes, plume ? » — Non, un de ces beaux et grands rêves où l’on se dit : Ah! si la vie était comme ça, il existe donc un monde où je pourrais être ce Graew là ? où au lieu de faire des cochonneries avec les femmes, on resterait simplement tranquille, la tête un moment sur leur bras.

Il avait tellement envie d’aimer une femme, une vraie, bonne, pure. Il se mit à rire .... alors, mon vieux! dans ce cas, il fallait aimer ta mère, et ça n’est pas permis. Des femmes qui sont avec vous, bonnes, pures, confiantes, c’est les mères, — les autres... — il bâilla, étira ses longs bras tout le long des domaines — ... eh bien, il faut être juste, chameau! il y a de bons moments aussi avec les autres.

Chaque poil de son corps lui faisait mal, mais là où commence la barbe, c’était l’enfer.

... Allons! il s’agissait d’arriver à son lit... Bon Dieu de bon Dieu! ce qu’il aurait eu besoin d’une tasse de café chaud! Il était Jonathan Graew, il possédait des hectares et des hectares, — les banques comptaient avec son argent, — une gouvernante... quelle gouvernante! on pouvait chercher la pareille pour les embêtements et le contraire, — mais le contraire était plus grand que les embêtements, sinon... D’un mouvement brusque, il allongea le pied dans le vide — on pouvait juger avec quelle bienveillance on mettait les domestiques à la porte, dans cette maison, — et se remit à grelotter... Ce soir, Mademoiselle Carolle Alérac était au bal... et pour cela, Jonathan Graew crevait de froid dans sa maison... Eh bien!... — Il jeta un regard rapide du côté de la fenêtre, dans l’angle où se trouvait son secrétaire, un regard coupant et féroce qui jaillit de ses pupilles comme les lueurs des yeux de chiens. Mais la nuit était si rugueuse, une vraie peau de bête jetée partout, on ne voyait pas le bureau... Je t’ai gardé un chien de ma chienne, Carolle Alérac.

Un sourire secret veillait au coin de sa bouche, mais au moment où il prononçait ce « Carolle Alérac », le rêve qu’il avait cherché monta, revint, et de nouveau il fut tout entouré par son rêve.

... C’était le soir, peut-être vers six heures, au bord de l’eau; d’où il venait, lui, il n’avait aucune idée, mais à l’odeur de ses mains et de ses habits, probablement qu’il revenait d’avoir examiné une coupe de bois. Il n’était ni heureux, ni pas heureux, rien — mais autour de lui, il y avait une telle paix; c’était une bénédiction, ces arbres, la mousse, — chacun était à ses affaires : les fourmis, les champignons tellement blancs et roses, — des petits museaux d’agneaux, — et tout autour, des prêles, des fougères, des euphorbes, les troncs serrés des arbres et ce bruit des sapins. Il voyait le soleil par terre, ce soleil du soir un peu pâle, et sous le soleil, le dessin délicat des mousses, chaque mousse avec sa vie, ses frissons, cette manière qu’elles ont de respirer dans le soleil. Et puis le sentier comme un bout de cuir tanné.

Il était là, absorbé par des lys martagon plus roses que d’ordinaire et beaucoup plus élevés, presque une taille d’homme : trois lys en contre-bas sur une petite roche, et comme il levait les yeux, tout à coup, — mais c’est toujours ainsi dans les rêves, — à quelques pas de lui, il y avait un étang dans de grands joncs. La pointe des joncs était tout à fait brune, et là où le sable formait plage, une femme regardait l’eau.

— Vous n’avez pas le droit, Carolle Alérac...

Il lui donnait son nom de jeune fille, et pourtant il savait qu’elle était mariée. Il se souvenait comme il avait accentué A-lé-rac, détachant chaque syllabe, parce qu’avec ce nom d’Alérac, il voulait lui rappeler ce qu’une Alérac a ou n’a pas le droit de faire.

Elle avait levé la tête, tournant vers lui ses yeux et ses épaules :

— Pas le droit ?...

Quelle voix elle avait cette femme! Toujours, — mais dans le rêve, c’était encore mieux — une de ces voix qui donnent le frisson, comme la musique dans les chambres sans lumière, ou bien, — mais ça n’a pas de rapport, c’était simplement des choses qu’il ressentait lui, — comme le premier bêlement d’un chevreau, — ça lui serrait le ventre : eh bien, la voix de certaines femmes aussi.

Et maintenant ils étaient face à face; elle portait une robe blanche, si mince qu’il voyait la peau briller à l’épaule et tout le long des bras, et l’eau, parce que le soleil était sur elle, paraissait bombée et pâle comme un dos de poisson.

— Pas le droit ?...

Les arbres faisaient un tel silence; on aurait dit que c’étaient des témoins qui devaient tout voir; ils étaient plus que des arbres, plus que des hommes : des puissances chargées de se souvenir, parce que la mémoire des hommes fuit.

Des arbres, de l’eau, un peu de soleil, trois lys martagon et lui qui regardait une femme, et cette femme qui le regardait. C’est tout, et c’était... c’était...

Eh bien, ceux qui racontent qu’ils ont vu Dieu, disent des choses comme celles-là. Il était sûr qu’il n’avait jamais pensé à cette femme, et que cette femme n’avait jamais pensé à lui avant. C’était monté en eux comme la sève monte dans les arbres, des racines au faîte, les remplissant d’une grande paix. Il ne s’était pas rendu compte qu’il était à ce point fatigué. On a tellement l’habitude de vivre un jour et puis un jour, et puis un jour, et maintenant que la fatigue s’écartait de lui, il comprenait qu’il était un homme presque à bout, et Carolle Alérac aussi. Ils avaient ce même geste des épaules qui rejettent quelque chose, la même manière de fermer un instant les yeux. Ce n’est pas lui qui l’avait prise dans ses bras, et ce n’est pas elle non plus, pourtant ils étaient dans les bras l’un de l’autre, et ils s’y trouvaient bien.

— Toutes les clefs sont perdues, Carolle; pour nous, c’est fini...

Il la tenait un peu éloignée de son visage, peut-être à vingt centimètres, et pendant qu’il parlait, deux paysages occupaient la scène : celui qui était derrière elle, et celui qui était derrière lui. Celui qui était derrière lui, il n’avait pas besoin de se détourner pour le voir, il savait que c’était sa vie de tous les jours : les Fonceaux, sa femme. — Sa femme, c’était « la petite Huguenin » — il avait donc bien rêvé de la petite Huguenin, c’était juste, — mais ça n’avait été qu’un fragment de seconde, le temps de penser : « trop tard », et de sentir ce que ça pèse. Et l’autre paysage, c’était le sien à elle, mais celui-là non plus, il n’avait pas envie de le voir; il savait simplement que tout était barré, impossible, plus qu’impossible. Et comme il levait les yeux, étonné qu’on pût avoir en soi tant de joie, et que le désespoir soit cette magnifique impression de victoire, il comprit qu’elle éprouvait les mêmes sentiments que lui : ils savaient que tout était bien, qu’enfin dans leurs vies, quelque chose était tout à fait bien.

Alors une heure sonna; il entendait tomber les coups un à un, toujours plus sonores; on ne voyait pas d’église, mais tout à coup, derrière Carolle, la tour de la Cure monta, prit le ciel. La forêt avait disparu, il ne restait que la colline, la Cure sur la colline et le ciel clair.

Elle avait dû épouser Bertrand de la Tour, ou bien, elle avait quelque chose à voir avec cette église et cette heure, parce qu’il sentit dans les épaules de Carolle un mouvement, comme si une main la tirait légèrement en arrière.

Il n’y avait plus d’eau, plus aucun étang, les paysages prenaient une forme nouvelle, stylisée : derrière Carolle, une église entr’ouverte, sur la table de communion, une Bible; autour de la Cure, un cimetière, — on lisait clairement le nom de ceux qui occupaient les tombes. — Et derrière lui, il sentait que Carolle apercevait le toit des Fonceaux, les champs, et dans la roseraie qu’il avait plantée pour elle, sa femme déjà inquiète qui regardait le ciel dans la direction de l’église, parce qu’elle entendait l’heure tomber.

— Toutes les clefs sont perdues, Carolle; pour nous, c’est fini...

Il la tenait sur sa bouche et il sentait que ce baiser le payait, le payait d’un million d’années sans vie, et que ce baiser les effaçait.

Elle s’était un peu écartée :

— Toutes les clefs ne sont pas perdues... j’en ai gardé une...

La main se leva, retomba doucement. Quelles mains! — pas de ces mains comme on en voit sur les coussins, dans les vitrines des coiffeurs, — des vraies mains de femme qui avaient l’habitude de toucher des fleurs, d’attacher des rosiers, ou bien de lier des dahlias, des mains vivantes, avec une toute petite égratignure sur un doigt.

Et puis, la tête droite, les lèvres à peine ouvertes :

— ... J’ai gardé la clef de la mort...

Et de nouveau l’eau était montée. C’était le paysage comme avant, avec les hauts arbres qui maintenant savaient, sauf que le soleil s’était couché et que les lys martagon paraissaient frileux et un peu rétrécis comme il arrive avec toutes les plantes vers le soir; et tandis qu’il se retournait, cherchant Carolle, il n’y avait plus de Carolle Alérac, mais des palissades partout.

Brusquement, — son visage s’éclaira, — bien sûr qu’il savait ce que c’était cette palissade, c’était celle de « Colombo », la maison de son grand-père; il l’avait vue sur une photographie, « Colombo », dans les Indes néerlandaises, bon Dieu! personne ici ne connaissait les histoires qui venaient de là.

Eh bien! si c’était là le grand bonheur que son rêve annonçait : épouser la petite Huguenin, embrasser Carolle Alérac auprès d’un étang qui devenait une palissade, — la palissade où son grand-père... — son visage devint livide... Il ne retrouvait rien de cette paix, ni de cette longue lumière qui baignait les arbres... Il aurait mieux fait d’aller au Petit Monaco ou bien au cirque, s’il avait envie de héros, de femmes et de visions... Épouser la petite Huguenin!... Tout ça était fini, fini... Un amour à moitié mort, ça brûle comme les feux de pauvres, ça empeste et ne chauffe rien.

Il l’avait aimée, bon Dieu! « Jonathan, Jonathan, j’ai dix-huit ans aujourd’hui! » Ça se pourrait bien qu’au moment de sa mort, ce soit encore cette phrase-là qui lui gratte les oreilles, parce qu’il n’avait jamais rien entendu de plus beau...

Texte sous droits.

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