William Wordsworth

Le Prélude

Angleterre   1850

Genre de texte
poème

Contexte
Le Prélude est un récit plus ou moins autobiographique de la vie du poète et de sa formation artistique. Ce passage provient du livre V, dans lequel le poète décrit l’influence qu’ont eue sur lui les livres qu’il a lus dans son jeune âge. Le rêve traduit le désespoir de Wordsworth à l’idée que de tels livres doivent un jour disparaître.

Texte original

Texte témoin
Le Prélude ou La Croissance de l’Esprit d’un Poète. Paris: Éditions Aubier Montaigne, 1949, p.214-9. Traduit de l’anglais par Louis Cazamian.




Un bédouin

Pierre et coquillage

Un jour, comme une telle plainte était tombée
De ma bouche devant un studieux ami,
Il répondit en souriant que c’était là
Vraiment aller chercher bien loin l’inquiétude;
Mais, tout de suite après son reproche, avoua
Que lui-même souvent avait été hanté
De telles craintes. Là-dessus je racontai
Que naguère, un midi d’été silencieux,
J’étais assis dans une grotte de rocher
Sur le bord de la mer, et je me trouvais lire
Le célèbre récit de Cervantès, l’histoire
Du chevalier errant, quand je fus assailli
Avec une vigueur rare, de ces pensées,
Alors qu’ayant fermé distraitement le livre,
J’avais tourné les yeux vers le vaste océan.
La poésie, la vérité géométrique,
Et leur haut privilège : une durable vie
Que ne peut menacer au dedans nulle atteinte,
Occupaient ma pensée avant tout; à la fin,
Mes sens ayant cédé à la lourdeur de l’air,
Je m’endormais, et dans un rêve je glissai.
Devant moi s’étendait la plaine sans limite
D’un désert sablonneux, tout entier noir et vide,
Et comme autour de moi je regardais, la crainte
Et l’angoisse m’envahissaient quand près de moi,
Tout près, à mon côté, parut un être étrange,
Juché très haut, au dos d’un dromadaire. Arabe
Il semblait être, et d’une tribu bédouine;
Il portait la lance, et sous un bras une pierre,
Et dans son autre main tenait un coquillage
D’un merveilleux éclat. Je fus à cette vue
Heureux, ne doutant pas que j’eusse là un guide,
Qui avec une adresse infaillible saurait
Me conduire à travers le désert; et tandis
Que je le regardais toujours, me demandant
Que pouvaient signifier ces objets qu’il portait
Dans cette solitude, il me dit que la pierre
(Pour me servir des termes mêmes de mon rêve)
Était «les Éléments d’Euclide»; et «Ceci est»,
Ajouta-t-il, «plus précieux»; et à ces mots
Il me tendit le coquillage, d’une forme
Si belle, de couleur si splendide, avec l’ordre
De l’approcher de mon oreille. J’obéis,
Et tout de suite j’entendis, dans une langue
Inconnue et pourtant comprise, des paroles,
Un tonnerre éclatant d’harmonie prophétique;
Une Ode, dite avec passion, annonçant
Aux enfants de la terre leur destruction,
Par un déluge, alors imminent. Aussitôt
Que s’arrêta le chant, l’Arabe déclara
D’un air calme que tout ce qu’annonçait la voix
Arriverait, et donc que lui-même il allait
Ensevelir ces deux ouvrages dans la terre :
L’un qui avait la connaissance des étoiles,
Unissant l’âme à l’âme en un très pur accord
De raison, à l’abri du temps et de l’espace;
L’autre, qui était un, et même plusieurs dieux,
Avait des voix, plus nombreuses que tous les vents,
Et le pouvoir de réjouir et d’apaiser,
Sous tous les cieux, le cœur même du genre humain.
Comme il parlait, si peu croyable que ce soit,
Je ne m’étonnais point, bien qu’il fût clair pour moi
Que l’un d’eux était pierre, et l’autre coquillage;
Et je ne doutais pas qu’ils fussent tous deux livres,
Car j’avais foi totale en ce qui se passait.
Beaucoup plus fort se fit maintenant mon désir
De m’attacher à lui; mais quand je demandai
A partager son entreprise, il prit la fuite,
M’abandonnant; je suivis, point à son insu,
Car souvent il jetait un regard en arrière,
En étreignant ses deux trésors. Lance en arrêt,
Il poussait sa monture, et je suivais toujours;
Et voici que pour mon imagination
Il était devenu l’homme de Cervantès;
Mais il restait aussi l’Arabe du désert;
N’étant ni l’un ni l’autre, il était tous les deux.
Sa face, cependant, se troubla davantage;
Et, jetant avec lui un coup d’œil en arrière,
Je vis, sur la moitié du désert répandue,
Une nappe à l’éclat brillant; je demandai
La cause; il dit : «Ce sont les ondes de l’abîme
S’amassant contre nous» et puis, précipitant
L’allure du pesant animal qu’il montait,
Il me quitta; je l’appelai d’une voix forte :
Il n’en tint aucun compte; et toujours étreignant
Ses deux fardeaux, devant mes yeux, en pleine vue,
Il s’enfuit à travers le désert infini,
Les eaux rapides d’un univers submergé
Le poursuivant; sur quoi ma terreur m’éveilla,
Et je vis devant moi l’océan, et le livre
Qu’avant de m’endormir je lisais, près de moi.

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