Robertson Davies

The Manticore

Canada   1972

Genre de texte
roman

Contexte
Ce rêve, qui est le premier d'une série de huit, se situe au début de la première section du roman, au chapitre trois.

David Staunton, 40 ans, est un avocat célèbre de Toronto, dont le père vient de mourir dans des circonstances suspectes. Se sentant sur le point de basculer, il décide de se rendre au Jung Institut de Zurich pour y suivre une analyse. Celle-ci lui donnera l'occasion de revenir sur son enfance et son adolescence, et de découvrir des recoins longtemps enfouis de sa personnalité. Ce rêve est raconté lors de sa première entrevue avec l'analyste qui lui a été attribué, le Dr J. von Haller.

Commentaires
Comme David ignorait que son analyste était une femme, celle-ci lui demande s'il croit qu'elle pourrait être un personnage de son rêve. L'avocat est tenté de croire que la gitane pourrait préfigurer l'analyste. Mais celle-ci lui rétorquera qu'il est étrange qu'il ait rêvé de rencontrer une femme inconnue qui avait quelque chose d'important à lui dire mais qu'il ne pouvait comprendre. Comme l'explique son analyste : «Les rêves ne prédisent pas l'avenir. Ils révèlent des états d'esprit dans lesquels l'avenir peut être implicite».

L'analyste reviendra sur ce rêve beaucoup plus tard dans le cours du récit (fiche 816) en obligeant David à se demander qui était cette femme et en excluant l'idée qu'il puisse s'agir d'elle-même, car les rêves ne jouissent pas du don de double vue. Elle reviendra aussi sur cet escalier que David s'est laissé dissuader de descendre par des gens du commun.

Texte original

Texte témoin
Le lion avait un visage d’homme, trad. Claire Martin, Montréal : Tisseyre, 1978, p. 21-23.

The Manticore, Toronto : Penguin Books, 1996, p. 11-13.

Édition originale
The Manticore, Toronto : Penguin Books, 1972. Ci-dessous, couverture de l'Ă©dition disponible sur Amazon.




Clinique jungienne

Une gitane

— …Mais changeons de sujet. Rêvez-vous beaucoup?

— Ah ! nous en sommes déjà aux rêves! Non, je ne rêve guère. Ou peut-être pourrais-je dire que je ne prête aucune attention à mes rêves.

— Avez-vous rêvé ces temps-ci ? Depuis que vous avez pris la décision de venir à Zurich ? Depuis que vous y êtes ?

—Dois-je lui dire ? Bon. Ce traitement me coûte assez cher, autant prendre le grand jeu quel qu’il soit.

— Oui, j’ai rêvé la nuit dernière.

— Et alors ?

— Un rêve très précis … pour moi, car d’habitude mes rêves ne sont que bribes, fragments de rêve, et qui ne durent pas. Celui-là était bien différent.

— En couleur ?

— Oui. En vérité, il était très coloré.

— Et quelle sorte de rêve était-ce ? Il vous a plu ? Il était agréable ?

— Agréable, oui, tout à fait agréable.

— Racontez-le moi.

— J’étais dans un Ă©difice qui m’était familier quoique, en rĂ©alitĂ©, je n’en connaisse pas de semblable, mais il y avait une relation entre lui et moi. J’étais, lĂ , quelqu’un d’important. Peut-ĂŞtre devrais-je dire que j’étais entourĂ© par cet Ă©difice, car il Ă©tait semblable Ă  certains des collèges d’Oxford, avec une cour intĂ©rieure que j’étais en train de traverser pour sortir par la grille arrière. Comme je passais sous l’arche, deux hommes qui Ă©taient lĂ  de service — portiers, agents de police, fonctionnaires ou gardiens ? — me saluèrent en souriant, comme s’ils me connaissaient, et je leur fis un signe de main. Puis, je me trouvai dans la rue. Non pas une rue canadienne, mais une de ces rues comme on en voit dans les jolies villes d’Angleterre ou du continent, avec des arbres de chaque cĂ´tĂ©, de belles maisons et peut-ĂŞtre une ou deux boutiques, et puis un autobus plein de gens qui passa près de moi. Cependant, je me hâtais parce que je me rendais quelque part. Je tournai rapidement sur ma gauche et m’éloignai vers la campagne. Je me trouvais sur une route, la ville derrière moi, et je longeais un champ oĂą je voyais des excavations. Je compris qu’on faisait des fouilles pour dĂ©blayer des ruines. Je traversai le champ et me dirigeai vers une bicoque de fortune qui Ă©tait le centre des activitĂ©s archĂ©ologiques — je savais que c’était cela — et j’entrai. Ă€ l’intĂ©rieur, c’était très diffĂ©rent de ce que j’attendais. Si, du dehors, cela avait l’air d’une bicoque temporaire oĂą loger des outils, des plans et autres choses de ce genre, l’intĂ©rieur Ă©tait gothique. Le plafond bas Ă©tait merveilleusement voĂ»tĂ© et tout de pierre. Il y avait lĂ  deux jeunes hommes, des types ordinaires, dans la vingtaine Ă  peu près, qui causaient juste en haut de ce que je savais ĂŞtre un escalier en colimaçon qui s’enfonçait sous terre. Je voulais y descendre et je demandai Ă  ces garçons de me laisser passer, mais ils ne m’écoutaient pas, continuant de parler, non pas Ă  moi mais entre eux, et je devinai qu’ils me prenaient pour un intrus qui n’avait aucun droit de descendre, et mĂŞme qui ne voulait pas vraiment descendre. Je quittai cette bicoque, revins sur la route et retournai vers la ville. Ă€ ce moment, je rencontrai une femme. Une femme Ă©trange, comme une gitane, mais pas vĂŞtue de façon tapageuse comme le sont les gitanes. Elle portait de vieilles loques dĂ©modĂ©es, dĂ©colorĂ©es par le soleil et la pluie et un grand chapeau de velours noir pelĂ© et garni d’affreuses plumes. Elle semblait avoir Ă  me dire des choses importantes et elle me poursuivait, mais je ne comprenais rien de ce qu’elle disait, car elle parlait une langue Ă©trangère, le romanichel, je suppose. Elle ne mendiait pas, mais elle demandait quelque chose, c’est certain. Je pensai : « Bon ! chaque pays a les Ă©trangers qu’il mĂ©rite » ce qui est une idĂ©e stupide quand on l’analyse. Cependant, je sentais que le temps allait me manquer. Je me hâtai de retourner en ville, tournai brusquement vers la droite, cette fois, et me butai, presque, Ă  la grille du collège. Un des gardiens m’interpella : « Vous n’êtes pas en retard, monsieur. Vous ne serez pas mis Ă  l’amende. » Et tout Ă  coup, je me retrouvai assis Ă  une table, vĂŞtu de ma toge et prĂ©sidant une assemblĂ©e. C’est tout.

Texte sous droits.

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