Silius Italicus

Les Guerres puniques

Rome   90

Genre de texte
Épopée

Contexte
Junon, sachant que les dieux ne veulent pas de la victoire d’Hannibal, envoie son messager pour lui dire de s’arrêter.

Notes
Les visions cauchemardesques surviennent en premier. C’est tout à la fin que viennent les explications du dieu Somnus. Ce rêve est conforme à la théorie aristotélicienne, aussi bien que freudienne, de la primauté des images dans le processus onirique.

Texte original

Texte témoin
Silius Italicus, Les Guerres puniques, 10, 330-72. Texte et traduction extraits de Itineraria electronica.

Bibliographie
Jean Bouquet, Le songe dans l’épopée latine d’Ennius à Claudien, Bruxelles, Labor, 2001.




Songe d’Hannibal

Horribles visions

Mais son âme veille toujours, et ne peut supporter le repos de la nuit. Au milieu de ces grandes faveurs du ciel, son cœur lui reproche de n’avoir point encore franchi les murs de Rome. Le lendemain lui sourit pour ce projet. Il veut y diriger sans retard les épées encore fumantes, et ses cohortes arrosées de sang. Déjà il croit s’être emparé des portes, avoir embrasé les murs, et joint l’incendie du Capitole à la journée de Cannes.

Junon, effrayée de ce dessein du chef carthaginois, et n’ignorant pas quel est le courroux de Jupiter, quels sont les destins du Latium, veut mettre un frein à cette ardeur téméraire, aux espérances avides et aux vains désirs du guerrier. Elle appelle aussitôt le Sommeil du sein des ténèbres silencieuses, où il a son empire. Car souvent elle a recours à son ministère, pour appesantir les paupières rebelles de son frère:

«Dieu paisible, lui dit-elle, avec un aimable sourire, ce n’est pas pour une grande entreprise que je t’appelle: je ne te demande pas de me livrer Jupiter vaincu par la douce influence de tes ailes. Tu n’auras pas non plus à fermer les mille yeux d’Argus, ni à plonger dans une longue nuit ce gardien qui méprisa ton pouvoir auprès de la génisse d’Inachus: envoie, à ma prière, un doux sommeil à ce chef carthaginois, de peur qu’il ne veuille voir Rome, et s’emparer de ses murs, contre la volonté du maître de l’Olympe, qui ne lui permettra jamais d’y entrer».

Le Sommeil obéit sur-le-champ; et, prenant son vol à travers les ténèbres, emporte dans une corne recourbée les pavots qu’il a préparés. Il descend dans le silence de la nuit, se rend à la tente du jeune Barcéen, et, secouant au-dessus de sa tête ses ailes assoupissantes, il verse le repos sur ses yeux, en lui touchant les tempes de sa verge trempée dans les eaux du Léthé. D’horribles songes agitent l’âme d’Annibal, et la remplissent de fureur. Il s’imagine couvrir de nombreux bataillons les rives du Tibre, et camper devant Rome, aux pieds de ces murailles qu’il insulte. Il voit Jupiter lui-même, tout resplendissant sur la roche Tarpéienne, étendre son bras pour lancer sa foudre étincelante; le soufre fume au loin dans la plaine. Les ondes glacées frémissent agitées, et des feux redoublés sillonnent l’espace.

Alors une voix se fait entendre dans les airs: «Jeune guerrier, tu as acquis à Cannes une assez grande gloire; arrête tes pas; il ne te sera pas plus donné de franchir ces murs sacrés, que d’escalader les cieux».

Cette vision a troublé Annibal: il redoute une guerre au-dessus de ses forces. Le sommeil le quitte, après avoir accompli les ordres de Junon ; et le jour même ne peut chasser de son esprit ces images effrayantes.

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