Pascal Quignard

La frontière

France   2003

Genre de texte
Roman

Contexte
Voir fiche précédente. Le rêve fournit des détails supplémentaires sur la façon dont est mort M. de Vieiras.

La veuve se vengera cruellement de celui qui était devenu son amant par ruse après avoir tué son mari.

Texte témoin
La frontière, Paris, Chandeigne, 2003, p. 51-52.




Rêves de Mme d’Oeiras

Les reproches d’un mort

Madame d'Oeiras, quant à elle, ne s'était pas défaite des songes où son mari lui apparaissait. Une nuit, il revint de nouveau vêtu de son manteau déchiré, de nouveau couvert de sang. Il tenait dans une main le sabot orné de clous de cuivre qui lui servait d'étrier, dans l'autre les clochettes de son cheval. Il criait son nom en étant très fâché. Elle se mit à genoux. Elle joignit les mains et lui dit: «Il me semble que je puis me diviser dans le temps, à volonté, sans cesser d'être réunie à vous par une pensée qui ne cesse pas. Que je sois au jardin à désherber, que je joue du luth, que je parle à votre mère, que je monte à cheval, je suis à vous sans cesse.» «— Vous en faites trop, Madame,» lui dit-il. «­— Ce n'est pas vrai. Vous êtes injuste. Vous êtes mort et je suis emplie de vous.» «— Êtes-vous sûre que vous êtes emplie de moi? », répondit-il. Elle baissa la tête et pleura.

Elle fut si effrayée de ce songe qu'elle éveilla Monsieur de Jaume qui dormait contre son flanc et le lui raconta. Monsieur de Jaume l'écouta, la consola, la pénétra.

Quand ils eurent fini, Monsieur de Jaume commit l'imprudence, tandis qu'ils se caressaient encore avec douceur, de lui révéler les remords de sa vie, les crimes qu'il avait commis en France. Elle pardonnait tout ce qu'il disait et caressait ses cheveux blancs. Il lui avoua enfin les circonstances de la mort de Monsieur d'Oeiras. Elle ne dit rien. Elle continua à caresser ses tempes et ses cheveux. Monsieur de Jaume s'endormit. Elle se leva.

Elle se précipita pour aller vomir. Elle alla par la terrasse dans la grande salle de réception. Elle regarda l'effigie de son ancien époux qui reposait sur le chevalet. Elle s'agenouilla près de l'âtre. Par terre, elle vit le petit miroir bombé de Venise, le prit et le jeta au feu. Elle regarda les montures de bois doré brûler et la valve en étain qui commençait à fondre. Peu à peu elle fut frappée d'un coup violent à l'intérieur d'elle-même. Elle s'endormit à genoux. Son rêve revint. Monsieur d'Oeiras, le visage percé et sanglant, se relève sous la bête morte. Monsieur de Jaume le pousse dans l'eau noire de la rivière. Il coupe les joncs auxquels sa main s'est agrippée mais Monsieur d'Oeiras se dresse. Il s'approche de sa femme légitime. Il lui dit: «Ma femme, si je puis vous nommer encore d'un nom qui ne vous désigne plus, vous m'inspirez de la honte. Nous autres, morts, nous savons que nous laissons peu de souvenirs après nous, mais nous ne détestons pas que succèdent à notre présence sur la terre, durant deux à trois mois, des comportements qui feignent la douleur. Si tu m'as aimé un peu, si tu t'en souviens parfois, repousse la main de celui qui m'a tué. Ces blessures que tu pleurais sur moi ne sont pas les traces des défenses d'un sanglier sauvage mais les marques des coups de la lance qu'un homme qui prétendait au nom d'ami m'a donnés par trois fois dans le dos, un jour où il y avait du brouillard.»

Elle poussa un gémissement et elle se réveilla.

Page d'accueil

- +