Jean Paul Richter

Hespérus I

Allemagne   1795

Genre de texte
Roman

Contexte
Le rêve de Victor (Horion) se situe à la veille de l’anniversaire de Clotilde. Au début du 19e jour de la poste au Chien, il incite Horion à la bonne humeur et à un retour imprévu à Saint-Lune.

Texte témoin
Hespérus I., Paris, Librairie Stock, 1930.




Rêve d’Horion

Clotilde dans le rêve de Victor

Voici ce qui s’était passé: Victor, à la veille du beau temps, faisait de beaux rêves, mais à la veille du mauvais temps, Satan et sa suite lui apparaissaient. Le beau soir du samedi et la pensée de l’anniversaire de Clotilde lui donnèrent un rêve matinal: un théâtre où seule la pure figure de Clotilde apparaissait. Une personne qu’il avait vue derrière les voiles du rêve restait toute la journée devant ses yeux, comme en un reflet magique. Ses rêves, — ces papillons nocturnes de l’esprit, — s’égaraient hors de la nuit et du sommeil; et, pendant la matinée au moins, il aimait encore, éveillé, la personne qu’en rêve il avait commencé d’aimer. Cette fois-ci, au contraire, l’amour de la veille s’infiltra dans celui du rêve, et la réelle Clotilde se confondit avec la Clotilde idéale en une si lumineuse image sainte qu’il suffit de connaître le rêve de Victor pour s’orienter dans sa vie. Aussi faut-il donner ce rêve aux lecteurs, aux lecteurs poètes surtout; pour les autres, je voudrais faire une édition d’Hespérus où il ne figure pas; car, les non-poètes, qui ne font pas de rêves, ne devraient pas en lire.
Mais vous, bonnes âmes féminines, rarement récompensées, vous qui avez une seconde conscience, à vous particulière, pour la pureté des mœurs, — vous dont la simple vertu, vue de près, fleurit en une couronne de toutes les vertus, comme les nébuleuses, dans les lunettes, se divisent en millions d’étoiles, — vous qui, si inconstantes en toutes vos décisions, si constantes en la plus noble d’entre elles, quittez la terre avec vos vœux méconnus, votre valeur oubliée, vos yeux pleins de larmes et d’amour, vos cœurs emplis de vertu et de douleur, — c’est pour vous, chères âmes, que j’écris avec joie ce court rêve, et mon long livre... !
«Une main qu’Horion ne voyait pas le saisit, des lèvres qu’il ne voyait pas lui parlèrent: «Que ton cœur désormais soit saint et pur, car le Génie de la vertu féminine habite dans ces campagnes.» Et voici qu’Horion était dans une prairie couverte de myosotis, sur laquelle le ciel se penchait comme une ombre bleue; car toutes les étoiles en étaient ôtées, seule l’Etoile du Soir brillait, à la place du soleil. De blanches pyramides de glace, où ruisselaient les bandes rougeoyantes du couchant, entouraient comme d’un rempart aux créneaux d’or et d’argent tout le cercle obscur de l’horizon. — — Clotilde s’y avançait, sublime comme une trépassée, sereine comme les humains le sont dans l’autre monde, conduite tantôt par des enfants ailés, tantôt par une nonne voilée, et tantôt par un ange grave; mais éternellement, elle passait devant Horion, — il lui adressait un sourire d’amour heureux chaque fois qu’elle passait, mais toujours elle poursuivait sa route. — Des tertres fleuris, presque semblables à des tombes, s’élevaient et s’abaissaient, car sous chacun d’eux respirait la poitrine d’un être endormi: une rose blanche était plantée au-dessus du cœur qui gisait là, deux roses rouges croissaient sur les joues dont le tendre incarnat se cachait sous la terre; et là-haut, dans le bleu du ciel nocturne, les reflets blancs et rouges des fleurs sur les tertres se pénétraient chaque fois que les roses du cœur et des joues se mouvaient sous la respiration.
— Des échos mourants, mais suscités par des voix qu’on n’entendait pas, se répondaient derrière les montagnes; chaque écho soulevait plus haut les tertres de sommeil, comme sous la poussée d’un profond soupir, ou d’un cœur plein de félicité; et Clotilde souriait avec plus de bonheur, par chaque écho plus profondément enfouie dans le sol fleuri. — II y avait trop de félicité dans ces voix, et le cœur délivré de l’homme eût voulu y mourir. Clotilde, maintenant, était cachée par les tombes jusqu’au cœur; seule sa tête paisible souriait encore au-dessus de la prairie, — les myosotis atteignirent enfin à ses yeux baignés de larmes heureuses, et leur floraison les recouvrit. —
Soudain, un tertre de sommeil se posa sur la jeune fille, et parmi les fleurs, montèrent ses paroles: «Repose, toi aussi, Horion !» — Mais les sons les plus lointains se transformèrent, pendant l’ensevelissement, en sombre musique d’harmonica... Et voilà que, dans le silence, une grande ombre, ressemblant à Emmanuel, s’avança, et s’arrêta devant Horion, comme une nuit brève, et enveloppa cette minute inconnue d’un monde différent. Mais, lorsque la minute et l’ombre eurent disparu, tous les tertres s’étaient affaissés, — le reflet des fleurs dorait confusément tout le ciel en mouvement, — aux sommets pourpres des montagnes glacées, se posaient des papillons blancs, des colombes blanches, des cygnes blancs, les ailes ouvertes comme des bras; et, derrière les montagnes, montaient des fleurs, des étoiles, des couronnes, comme jetées en l’air dans un enthousiasme démesuré. — Alors, sur la plus haute montagne de glace, qui reposait dans le pur éclat d’un pourpre embrasement, apparut Clotilde transfigurée, sanctifiée, dans une joie supra-terrestre; et vers son cœur flottait un petit nuage sphérique, composé de larmes, sur lequel était dessiné le blême visage d’Horion, — et Clotilde ouvrait largement les bras.» —
Mais, était-ce pour embrasser? ou pour s’élancer? ou pour prier?... Hélas ! il s’éveilla trop tôt, et répandit un torrent de larmes plus grosses que les larmes du nuage; et une voix défaillante criait sans cesse autour de lui: Repose, toi aussi !

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