Nelly Arcan

Folle

Québec   2004

Genre de texte
récit

Contexte
Ce rêve arrive à la toute fin d’un récit que la narratrice a rédigé sous la forme d’une longue lettre adressée à l’homme qui fut son partenaire amoureux durant les six derniers mois. Ce dernier s’est déjà détaché d’elle et il passe beaucoup de temps à consulter ses collections de photos pornographiques recueillies sur le Net.

Notes
Nannie : dans un passage du roman, on apprend que les prénoms des femmes que cet homme a aimées avaient des sons en commun, tels Nadine, Annie et maintenant Nelly.

Édition originale
Folle, Paris, Seuil, 2004, p. 193-196.




Rêve de femme abandonnée

Concurrence des sites porno

Parmi tous les événements qui ont fait basculer notre histoire, il y a eu un rêve. Après la nuit de ce rêve-là j'ai commencé à prendre des cachets pour dormir et par chance les cachets endormaient aussi mes rêves. Je ne voulais surtout pas revivre ce que j'avais vécu cette nuit-là dans ton lit. Désormais la nuit je voulais avoir la paix, je ne voulais plus rien savoir, avec mon Serax, j'entrais dans une hypnose noire où mes pensées étaient tirées vers le fond d'un abîme; juste au-dessous c'était la mort. Mes derniers moments de bonheur me sont venus du Serax, ils me sont venus d'un repos d'où tu étais exclu.

Cette nuit-là je me trouvais dans ton lit alors que tu écrivais, je me suis endormie avec le bruit que faisaient les touches tapées et qui m'a rappelé celui que faisait ma mère en coupant de l'ail. Je me suis endormie et dans mon rêve tu es sorti de ta chambre pour aller te promener dans le parc Lafontaine. Je me suis levée pour me rendre à ton ordinateur, je voulais profiter de ton absence pour visiter ta collection de photos. Il me semblait qu'à force d'ouvrir les photos jour après jour, qu'à force d'être regardées par toi le bassin arqué vers leurs bouches, elles devaient porter des marques d'usure et devaient même être très sales. Devant ton ordinateur cette intuition s'est révélée juste, la plupart des photos étaient écornées et certaines plus que d'autres: j'ai soudain compris que les photos écornées montraient des femmes que tu avais réellement touchées et qu'elles en étaient restées marquées. Dans le rêve les photos disaient tout ce qu'il y avait à savoir, elles étaient comme les tarots de ma tante, il suffisait de les interpréter dans le bon ordre et d'y faire surgir la part invisible d'elles-mêmes; elles avaient aussi un lien direct avec celui qui les regardait.

Au départ je voulais les détailler attentivement, comme forme de thérapie par apprivoisement. Les gens qui souffrent de phobies tentent de se guérir en se mettant en péril; certains vont jusqu'à prendre des araignées dans leurs mains pour les laisser se promener à leur guise sur leurs bras puis dans leur cou. Habituellement ils n'y parviennent pas, ils aggravent leurs cas. Dans le rêve je n'y parvenais pas non plus et j'ai donc voulu détruire les photos mais ton ordinateur a immédiatement réagi par la défensive, ton ordinateur avait un instinct de conservation. À l'intérieur il y avait un programme pour se prémunir des mauvaises intentions des utilisateurs qui consistait à désensibiliser les touches du clavier. Alors que je tapais sur ton clavier sans résultat, ton ordinateur a pris le contrôle; à l'intérieur il y avait également un programme qui devançait ta routine de manœuvres quotidiennes, le matin ça te permettait de garder les mains libres pour boire ton café et fumer ta cigarette en parcourant les nouvelles des journaux électroniques, puis le soir, ça te permettait de te branler avec les deux mains.

Sur l'écran est d'abord apparue une liste d'adresses de sites pornos qui étaient également des noms de femmes. Se trouvaient tous les noms possibles en N et en I, des dizaines et des dizaines de noms quasi identiques et tous accrochés à d'autres mots anglais comme BlackBoots, FuckmeToes, WildTeens et LittleYoungSluts. Le mien ne s'y trouvait pas et je savais pourquoi, mon vrai nom qui n'est pas Nelly avait été détecté par ton système capable de soulever toutes les impostures.

Mon vrai nom avait été bloqué parce qu'il ne correspondait pas à tes barèmes informatiques, sa phonétique bouchait les conduits parce que ton amour ne prenait pied que dans une homophonie à Nannie. Aujourd'hui je suis convaincue que si j'étais venue à toi le soir de Nova sous mon vrai nom on ne se serait jamais revus.

Dans mon rêve ton ordinateur suivait le chemin des adresses à toute vitesse, le petit curseur blanc s'affolait, fouillait tous les coins de l'écran où des fenêtres s'ouvraient sur des femmes nues, emmanchées d'énormes queues, la bouche pleine et le corps tendu vers le plaisir: toutes étaient brunes sans exception. Elles apparaissaient affichant des grimaces montant en flèche vers l'orgasme pour se refermer aussitôt. Dans le rêve photos et adresses continuaient à s'afficher en désordre, certaines adresses apparaissaient à l'envers ou à la verticale, certaines se désintégraient bizarrement, les lettres chutaient vers le bas de l'écran comme dans un jeu de tetris, ça voulait dire qu'elles dirigeaient les internautes vers un contenu illégal et qu'il ne fallait pas laisser de traces, il fallait brouiller les pistes.

Ensuite j'ai été frappée par une autre révélation: toutes les adresses et les photos avaient une chose en commun, c'était un arbre. Derrière cet arbre se trouvaient toutes les réponses, aussi cet arbre était accessible de l'endroit où j'étais assise. En décodant les chiffres et les lettres, on arrivait toujours au mot érable, l'érable était la clé de tout le reste. J'ai compris à ce moment que toutes les adresses ouvraient en arrière-plan sur le parc Lafontaine, je me suis donc tournée vers la fenêtre de ta chambre qui donnait sur le parc et je t'ai vu passer en gambadant dans un soleil éclatant, ton ordinateur portable sous le bras. La promenade dans le parc Lafontaine t'avait donné envie d'écrire, tu y avais fait des choses qui t'avaient donné des choses à dire, tu allais au Café So pour tirer ça au clair.

À ce moment du rêve je me suis réveillée et je t'ai vu, assis devant ton ordinateur, la queue dans la main gauche. J'ai vu sur ton visage quelque chose que je n'avais jamais vu, c'était de la fascination. Aussi tu tremblais, tu allais jouir. J'ai crié vers toi pendant que tu déchargeais, ensuite j'ai pleuré et tu t'es excusé, tu te faisais honte. Cette nuit-là j'ai beaucoup pleuré et tu t'es collé à moi, tu m'as prise dans tes bras pour me prouver que je ne t'avais pas perdu, ou plutôt que je venais de te retrouver. Pour la première fois de notre histoire, je t'ai demandé pourquoi. Tu n'as su que répondre parce que tu ne t'étais jamais expliqué la chose, tu avais droit à ce qui était en toi, à cette force virile qui cherchait son chemin parmi les femmes.

Cette nuit-là j'ai compris sans comprendre que, pour vivre à tes côtés, je devais fermer les yeux.

Texte sous droits.

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