Peter Shaffer

Equus

Angleterre   1973

Genre de texte
Drame

Contexte
Le Docteur Martin Dysart, psychiatre et personnage principal d’Equus , fait ce rêve dans l’Acte 1, Scène 5, scène qu’il occupe toute entière. Il raconte le rêve directement au public et il n’y a que lui sur la scène.

Dans la pièce, un adolescent du nom de Alan Strang subit une évaluation psychiatrique parce qu’il a fait entrer des rivets dans les yeux de chevaux. Le docteur Dysart, qui traverse lui-même une crise de confiance en sa profession, trouve le cas d’Alan particulièrement dérangeant à cause de la façon intense, passionée et primaire dont Alan voit le monde. Ainsi, dans son rêve, Dysard envisage son devoir ou travail de veille comme l’enlèvement de parties vitales chez des enfants. L’imagerie grecque est également significative, puisque Dysart lui-même a un intérêt personnel, mais froidement intellectuel, pour la Grèce antique. En outre, le fait que les enfants sont sacrifiés pour les “moissons” ou une « expédition guerrière, laisse entrevoir la perception de Dysart en ce qui conerne le rapport entre la psychiatrie et la société.

Texte original

Texte témoin
Equus. Trad. Et adaptation de Jean-Louis Roux. Montréal : Leméac, 1976, p. 24-25.

Equus. London : Penguin, 1977. 24-5.




Rêve de Dysart

Le sacrificateur sacrifié

DYSART – Cette nuit-là, j’ai fait un rêve très révélateur. Je suis un grand prêtre du temps de la Grèce homérique. Je porte un large masque d’or, avec barbe, plein de noblesse, comme celui qu’on a trouvé à Mycènes, connu sous le nom de Masque d’Agamemnon. Je me tiens debout, près d’une épaisse pierre ronde, un couteau tranchant à la main. En réalité, je suis l’officiant de quelque sacrifice rituel d’énorme importance, dont dépend le sort des moissons ou d’une expédition guerrière. Il s’agit d’offrir en holocauste une bande d’enfants : environ cinq cents garçons et filles. [Je peux en voir la longue procession s’étendant à travers la plaine d’Argos. Je sais que c’est Argos à cause du sol rougeâtre.] À mes côtés, se tiennent deux autres prêtres, qui m’assistent : ils portent également des masques, hideux, avec des yeux protubérants, [comme on en a aussi trouvés à Mycènes. Ils sont d’une force extraordinaire, ces prêtres, et absolument infatigables.] Chacun des enfants qui s’avance, ils l’empoignent par la peau du cou et le jettent sur la pierre. Alors, avec une habileté de chirurgien qui m’étonne moi-même, j’introduis le couteau et, d’un geste élégant, je pratique une incision jusqu’au nombril, [exactement comme une couturière suivrait un patron.] En ayant écarté les bords, je sectionne les intestins, je les arrache d’un coup sec et je les jette sur le sol, chauds et fumants. Les deux autres étudient alors le dessin qu’ils forment, comme s’ils déchiffraient des hiéroglyphes. [Il m’apparaît êvident que, comme grand prêtre, je suis une sommité. C’est cette habileté exceptionnelle à dépecer qui m’a valu ma situation.] La seule chose, c’est qu’à leur insu, j’ai commencé à éprouver une incontestable nausée, qui s’aggrave, à chacune des victimes. Sous le masque, mon visage verdit. Il va sans dire que je redouble d’efforts pour avoir l’air professionnel… Je coupe et j’entaille de toutes mes forces : surtout parce que je sais que si jamais ces deux assistants ne font qu’entrevoir mon angoisse… [Angoisse qui implique] mon doute, [à l’égard du bien que la société peut tirer de ce nauséabond travail à la chaîne –] ce sera mon tour à être jeté sur la pierre. Et alors, naturellement, le maudit masque se met à glisser. Les deux prêtres se tournent et s’en aperçoivent. Il glisse encore plus : ils voient ruisseler les sueurs vertes sur mon visage… Leurs yeux d’or protubérants s’injectent soudain de sang… Ils m’arrachent le couteau des mains… Et je me réveille.

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