Margaret Atwood

The Blind Assassin

Canada   2000

Contexte
Ce rêve apparaît dans la partie IX, aux trois quarts du récit.

Iris fait des rêves particulièrement lucides dans lesquels elle combine ses expériences présentes et passées. Elle suggère que le temps du rêve est figé et qu’on ne peut jamais échapper à son passé. Dans ce récit, elle combine sa maison actuelle avec celle où elle vivait avec Richard à Toronto quand elle l’a quitté. Le bruit de l’ivrogne de la rue est en fait celui de deux ratons laveurs en train de lécher des bocaux de verre dans la boîte de recyclage du voisin. L'homme qu'elle voit lui rappelle son amant de l'époque, Alex Thomas, un communiste toujours en fuite et qui mourra à la guerre. Elle essaie ensuite de se rendormir même si elle s’imagine entendre le bruit de la respiration de son ex-mari Richard.

Texte original

Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 442-443.

Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, p. 395-396.




Rêve d’Iris (5)

La poubelle

La nuit dernière, je me suis réveillée brusquement, le cœur battant à tout rompre. De la fenêtre me parvenait un tintement : quelqu’un lançait des cailloux contre le carreau. Je suis descendue du lit, me suis dirigée à tâtons vers la fenêtre, j’ai relevé le châssis et me suis penchée. Je n’avais pas mes lunettes, mais j’y voyais relativement bien. Il y avait la lune, presque pleine, veinée de vieilles fines balafres et, en dessous, la douce lueur orangée que les lampadaires de la rue projetaient vers le ciel. En dessous de moi il y a avait le trottoir nappé d’ombres et en partie masqué par le marronnier du jardin de devant.

J’avais bien conscience qu’il n’aurait pas dû y avoir un marronnier à cet endroit-là : cet arbre se trouvait ailleurs, à plus de cent cinquante kilomètres de là, devant la maison où je vivais autrefois avec Richard. Pourtant, il était là, cet arbre, avec ses branches déployées comme un filet dur et épais, et ses fleurs qui pareilles à de blancs papillons de nuit dispensaient une faible lueur.

Le bruit de verre reprit. Il y avait une forme là-bas, penchée : un homme fourrageait dans les poubelles, remuait les bouteilles de vin avec l’espoir fou qu’il reste encore quelque chose dans l’une d’entre elles. Un ivrogne des rues, poussé par le vide et la soif. Il avait des gestes furtifs, pernicieux, non comme s’il était à la recherche de quelque chose, mais comme s’il espionnait — qu’il passait au crible tous mes détritus afin d’y trouver des preuves contre moi.

Sur ce, il se redressa, bougea de côté et se plaça en pleine lumière avant de relever la tête. Je vis ses sourcils noirs, le creux de ses orbites, son sourire, balafre blanche sur l’ovale sombre de son visage. Sur le V en dessous de sa gorge, il y avait une tache claire : sa chemise. Il leva la main, fit un geste sur le côté. Un salut ou un signe indiquant le départ.

À présent, il s’en allait et je ne pouvais pas l’appeler. Il savait que je ne le pouvais pas. À présent, il était parti.

J’éprouvais une sensation d’étouffement dans la région de mon cœur. Non, non, non, non, dit une voix. Des larmes roulèrent sur mon visage.

J’avais dit cela tout fort — trop fort, parce que Richard était réveillé désormais. Il était juste derrière moi. Il allait poser la main sur mon cou.

C’est à ce moment-là que je me suis véritablement réveillée.

Page d'accueil

- +