Margaret Atwood

The Blind Assassin

Canada   2000

Contexte
Ce passage se trouve vers la fin du livre.

Le roman intègre un récit que la narratrice, Iris Chase Griffen, a attribué à sa sœur Laura, mais dont on découvrira peu à peu qu'elle en est en fait l'auteur. Dans ce récit mis en abyme, qui se mêle à l'histoire présente d'Iris vieillissante, l’histoire est centrée sur la liaison entre une riche jeune femme et un jeune auteur de science-fiction que ses sympathies communistes obligent à fuir constamment. Les deux amants s'amusent à créer une fantaisie sur la planète Zycron.

Dans ce passage, la femme est chez elle en train de se demander ce qui est arrivé à son amant. Elle craint qu’il soit mort à la guerre. Elle imagine que son fantôme entre par la fenêtre. Puis la scène se déplace sur Zycron, où les deux amants observent la destruction de Sakiel-Norn, la plus grande ville de la planète. La femme est ensuite forcée d’accepter la mort de son amant.

Dans les pages précédentes, Iris en était arrivée au moment de ses souvenirs où elle avait 21 ans, était mariée à un riche homme d'affaires qu'elle n'aimait pas, et devant qui elle avait dû feindre l'indifférence en recevant un télégramme lui annonçant la mort de son amant, Alex Thomas, qui ressemble étrangement à l'auteur de science-fiction.

Texte original

Texte témoin
Le Tueur aveugle. Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch. Paris : Robert Laffont, 2002, p. 520-522.

Édition originale
The Blind Assassin. Toronto : McClelland & Stewart, 2000, 468-69.




Rêve d’Iris (6)

Une ombre du passé

Dans la nuit, elle se réveille en sursaut, le cœur battant. Elle se glisse hors de son lit, se dirige sans bruit vers la fenêtre, relève un peu plus le châssis et se penche à l’extérieur. La lune est là, presque pleine, veinée de fines vieilles balafres et, plus bas, la douce lueur orangée que les lampadaires projettent sur le ciel. En dessous, il y a le trottoir nappé d’ombres et en partie masqué par le marronnier du jardin dont les branches se déploient comme un filet épais et dur et dont les fleures blanches comme des papillons de nuit luisent faiblement.

Un homme est là, qui relève la tête. Elle distingue ses sourcils noirs, le creux de ses orbites, son sourire, balafre blanche sur l’ovale de son visage. Sur le V en dessous de sa gorge, il y a une tache claire : une chemise. Il lève la main, fait un geste : il veut qu’elle vienne le retrouver —qu’elle sorte par la fenêtre, qu’elle descende par l’arbre. Elle a peur pourtant. Elle a peur de tomber.

À présent, il est sur le rebord de la fenêtre dehors, à présent, il est dans la chambre. Les fleurs du marronnier s’embrasent : dans la lueur blanche qu’elles projettent, elle distingue son visage, sa peau grise, en demi-teinte ; en deux dimensions, comme une photographie, mais maculée. Il flotte une odeur de bacon qui brûle. Il ne la regarde pas, pas directement ; c’est comme si elle était son ombre à elle et que ce fût celle-ci qu’il regardait. Qu’il regardât l’endroit où seraient ses yeux si son ombre pouvait voir.

Elle meurt d’envie de le toucher, mais hésite : si elle devait le prendre dans ses bras, il deviendrait sûrement flou, puis se dissoudrait en lambeaux de tissu, en fumée, en molécules, en atomes. Ses mains le traverseraient complètement.

J’avais dit que je reviendrais.

Que t’est-il arrivé ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Tu n’es pas au courant ?

Puis ils sont dehors, sur le toit, semble-t-il, à contempler la cité en contrebas, mais ce n’est pas une cité qu’elle ait jamais vue. On dirait qu’une énorme bombe est tombée dessus, elle est en flammes, tout brûle en même temps —les maisons, les rues, les palais, les fontaines et les temples—tout explose, pétarade comme un feu d’artifice. On n’entend pas de bruit. La cité se consume en silence, comme sur une photo —blanc, jaune, rouge et orange. Pas de cris. Personne dessus ; les gens sont sûrement déjà morts. À côté d’elle, il chancelle dans la lumière vacillante.

Il n’en restera rien, dit-il. Un tas de pierres, quelques mots anciens. C’est fini maintenant, éliminé. Personne ne se souviendra.

Mais c’était tellement beau! s’exclame-t-elle. À présent elle a l’impression que c’était un endroit qu’elle connaissait ; elle le connaît très bien, le connaît comme le dos de sa main. Dans le ciel, trois lunes se sont levées. Zycron, se dit-elle. Planète bien-aimée, domaine de mon cœur. Là où, il y a longtemps, autrefois, j’ai été heureuse. Tout est fini maintenant, tout est détruit. Elle ne supporte pas de regarder les flammes.

Beau pour certains, déclare-t-il. C’est toujours le problème.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Qui a fait ça?

La vieille dame.

Quoi?

L’histoire, cette vieille dame exaltée et menteuse.

Il a un éclat d’étain. Ses yeux sont des fentes verticales. Il ne correspond pas au souvenir qu’elle a de lui. Le feu a anéanti tout ce qui faisait de lui un être singulier. Ce n’est pas grave, affirme-t-il. On va tout reconstruire. Chaque fois, c’est pareil.

Elle a peur de lui à présent. Tu as tellement changé, avoue-t-elle.

La situation était critique. Il fallait combattre le feu par le feu.

Tu as gagné pourtant. Je savais que tu allais gagner !

Personne n’a gagné.

A-t-elle commis une erreur? Elle a entendu parler de la victoire, c’est sûr. Il y a eu un défilé, dit-elle. Je l’ai entendu dire. Il y a eu une fanfare.

Regarde-moi, demande-t-il.

Elle n’y parvient pas. Elle n’arrive pas à le fixer, il ne reste pas en place. Il est indéterminé, il vacille comme la flamme d’une bougie, mais sans lumière. Elle n’arrive pas à voir ses yeux.

Il est mort, bien sûr. Bien sûr qu’il est mort, n’a-t-elle pas reçu le télégramme ? Mais ce n’est qu’une invention, tout ça. Ce n’est qu’une autre dimension de l’espace. Pourquoi alors pareille désolation?

Il s’éloigne désormais et elle ne parvient pas à l’appeler, sa gorge ne produit pas un seul son. À présent, il est parti.

Elle sent une pression étouffante autour du cœur. Non, non, non, non, répète une voix dans sa tête. Des larmes roulent sur son visage.

C’est là qu’elle se réveille pour de bon.

Texte sous droits.

Page d'accueil

- +