Doris Lessing

Vaincue par la brousse

Grande-Bretagne   1950

Contexte
Extrait du chapitre 9.

Ce roman se situe en Rhodésie dans les années 1950. Mary s’est mariée avec Dick Turner, un fermier qui vit dans la brousse en Afrique du Sud. Vers la fin du roman, Mary commence à devenir folle. Elle déteste la brousse, la ferme, sa maison et surtout les indigènes qui travaillent comme laboureurs. Quelques indices suggèrent qu’elle a une relation sexuelle avec son ‘house-boy,’ un africain nommé Moses. D’autres indices suggèrent qu’elle a été victime de harcellement sexuel pendant son enfance.

Texte original

Texte témoin
Vaincue par la brousse, Traduit de l’anglais par Doussia Ergaz [adapté par C.V.], Paris: Plon, 1982, p. 246-247.

Édition originale
The Grass is Singing, New York : Thomas Y Crowell, 1975, p. 189.




Mary

Cauchemars de l’enfance

Elle se retourna encore et, à peine endormie, eut un rêve affreux.

Elle était redevenue enfant et jouait avec des petits camarades dans un jardin poussiéreux qui s’étendait devant la misérable masure de bois et de tôle qui était sa maison, mais, dans son rêve, elle ne voyait pas les visages de ses compagnons de jeux ; elle savait seulement qu’ils lui obéissaient et qu’elle était le chef de la bande ; tous l’appelaient par son nom et lui demandaient comment ils devaient jouer. Elle était donc là, debout, en plein soleil devant les plates-bandes de géraniums dont l’odeur montait un peu âcre. Les enfants l’entouraient quand elle entendit soudain la voix perçante de sa mère qui l’appelait et lui disait de venir. Elle quitta le jardin et monta à pas lents les marches de la véranda. Elle était inquiète. Sa mère n’était pas là. Elle se dirigea donc vers l’intérieur. À la porte de la chambre à coucher, elle s’immobilisa, prête à défaillir. Elle voyait son père, petit homme jovial au ventre rebondi, toujours puant la bière et qu’elle haïssait, qui tenait sa mère dans ses bras près de la fenêtre. Celle-ci se débattait en faisant sembler de protester, mais son père se penchait sur elle. À cette vue Mary s’enfuit.

Puis elle se voyait en train de jouer à cache-cache avec ses parents et ses frères et sœur avant d’aller au lit. C’était un jeu de cache-cache et c’était au tour de Mary d’avoir les yeux bandés, pendant que sa mère allait se cacher. Elle savait que les deux aînés se tenaient à l’écart, observant le jeu qu’ils jugeaient trop enfantin pour eux. Ils se moquaient d’elle qui s’y donnait tout entière. Brusquement son père saisit sa tête qu’il attira sur ses genoux. Il posait ses petites mains poilues sur ses yeux pour l’empêcher de tricher, riant très haut et faisant des plaisanteries sur la cachette choisie par sa mère. Mary sentait l’odeur écœurante de la bière et aussi, la tête appuyée contre l’épais tissu du pantalon paternel, cette odeur de mâle non lavé qu’elle avait toujours associée à l’image de son père. Elle se débattait pour dégager sa tête car elle suffoquait, mais son père la maintenait contre lui en riant de sa terreur. Et les autres enfants se mirent à rire eux aussi. Poussant un cri, elle s’éveilla à demi, luttant contre le poids du sommeil sur ses yeux, remplie de terreur par ce rêve.

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