Jacques Ferron

Le ciel de Québec

Québec   1969

Genre de texte
Roman

Contexte
Ce passage se trouve au chap. XXXIII, avant-dernier chapitre du roman. Arrivé presque au terme d’un processus de transformation intérieure qui fera de lui un vrai Québécois, le fils de l’évêque anglican du Québec a rompu avec sa famille et se fait désormais appeler François-Anacharcis plutôt que Frank-Anacharcis. Au moment de ce récit, il vient de prendre pension dans un hôtel de passe de la rue Saint-Vallier à Québec.

Notes

On trouve un autre rêve dans ce roman à la fiche 708.

Eugenio est un employé de l’hôtel. Il est totalement sourd, mais un rat perché sur son épaule lui sert d’interprète. Son jumeau Antonio est portier au Séminaire.

Puce-Puce Lépine est le gérant de l’hôtel.

traile: sentier. Ferron a coutume d'écrire selon la prononciation française les termes anglais courants dans le français parlé au Québec.

Sainte-Eulalie: nom de la paroisse qui va être créée au village des Chiquettes, jusque-là emblème du vice, de la pauvreté et de la déréliction québécoises.

Commentaires
Ce rêve est intéressant car il fait intervenir, dans la personne du dieu amérindien, une importante composante de la réalité québécoise. Une autre de ces composantes est celle des Inuits, que Frank-Anacharsis était allé évangéliser au début du roman. Et il y a, bien sûr, la composante anglaise, qui est explorée sous ses deux souches principales: l'écossaise et l'irlandaise.

Texte témoin
Ce passage a été retranché par J. Ferron de l’édition de 1979. Il figurait aux pages 374-376 de l'édition de 1969. Le texte reproduit ici se trouve en annexe de l’édition préparée par Pierre Cantin :

Jacques Ferron, Le ciel de Québec, Montréal, Lanctôt éditeur, 1999, p. 493-495.




Rêve de François-Anacharsis

Apparition d’un dieu amérindien

LÀ-DESSUS, Papillon dit Froufrou, Monsieur Eugenio, le besson de Monsieur Antonio, entra discrètement dans la chambre numéro trente-six, prit le rat nommé Narcisse et le mit dans sa poche, se tourna vers François-Anacharcis, dignement assis sur son séant dans un lit dévasté, ses deux grands pieds en l'air, les orteils angoissés, et le reste du corps enveloppé dans un drap, et lui dit: «Bien, Monsieur.» Dans la poche, le rat s'était remis à rire, agaçant au suprême. Quand Papillon dit Froufrou, kangourou du vilain petit bruit, se décida enfin à sortir, il laissa derrière lui un soulagement certain. Fermant les yeux, François crut pouvoir dormir. De fait, il dormit et ne se rendit pas compte que Puce-Puce Lépine, survenu à son tour, lui chuchotait à l'oreille: «Ô fils noble du Révérend Messire Dugald Scot, toi, François-Anacharcis Scot, le temps est venu de chercher dans le sentier québecois la traile amérindienne. Adoué! adoué! ton souffle va cesser. Ton guru t'a placé face à face avec la claire Lumière. Tu vas la connaître dans sa Réalité, dans l'état du Bardo où toutes choses sont comme un ciel vide et sans nuage, où l'intelligence nue et sans tache est comme une vacuité transparente sans circonférence ni centre. À ce moment, enfin connais-toi toi-même et demeure dans cet état. Moi aussi, Puce-Puce Lépine, ton guru provisoire, je t'établis dans cette confrontation. Tu as rompu avec l'Église d'Angleterre. Fuis maintenant les Karmas écossais. Ô fils noble, les signes et les caractéristiques du lieu de ta renaissance vont paraître peu à peu au cours des quarante-neuf jours à suivre! Reconnais-les pour bien choisir la porte de ta matrice. Tout ce que je peux te dire, c'est que tu renaîtras en pays québecois, sous le signe de Sainte-Eulalie, entre la Maringouinière et la Crapaudière, le long de la rivière Etchemin, foi de Puce-Puce Lépine. Amen. »

Là-dessus, ni vu ni connu, discret comme il était, le gérant de l'hôtel des Voyageurs se retira à son tour, laissant mijoter dans la tête de l'ex-François-Anacharcis le pieux dépôt de sa future naturalisation québecoise.

François rêva. Il vit en songe Isou Manichou, le dieu amérindien. Isou Manichou lui dit:

– Ô noble fils, écoute-moi bien! Quand le Sauvage, l'homme des bois et des prairies naturelles, qui occupait son territoire avec démesure sans toucher à la terre que pour cultiver un peu de maïs et de tabac, dont la civilisation, toute verbale, se perdait dans le vent, faute d'être entendue par celui qui venait et ne pouvait concevoir de verbe que le sien, qui venait de mauvaise foi dans un tout autre but que de discourir, usant de la parole comme feinte et tromperie, salissant tout langage et l'âme du continent, défaisant le Christ et rendant à la croix son signe de mort; quand le Sauvage, devenu le chasseur chassé par un autre chasseur qui, lui, ne faisait pas la chasse mais la guerre, a disparu après trois siècles d'une entreprise monotone, laborieuse et écœurante d'extermination qui avait traversé l'Amérique de bord en bord, d'un océan à l'autre, quand l'Asie a cédé sa place à l'Europe, quand l'Extrême-Orient devient l'Extrême-Occident, quand la mer Océane pour quelque temps barrée et divisée en deux océans, l'Atlantique et le Pacifique, est reconstituée et déferle à nouveau de l'Europe à l'Asie, alors le Sauvage renaît, signe de la liberté qui ne peut exister que dans l'entente du verbe reconstitué, de la voix humaine retrouvée, bouche d'or pacificatrice; il renaît autour du blême conquérant, parmi les parias que celui ci entretient et qu'il a dressés, comme il a été démontré, avec les méthodes qu’il tenait de la domestication des animaux; il renaît jusque dans les enfants de ce conquérant. C'est pourquoi je suis auprès de toi, ô François-Anacharcis, moi, déité estompée qui ne subsiste que derrière masque... À une époque déjà lointaine par les temps qui courent et vont si vite, tu as été touché à la vue de ce signe qui pourtant alors n'était pas évident. Le langage perverti avait gardé son cours et faisait loi, sous la haute autorité de Buffalo Bill, homme de main et juge-en-chef de la cour suprême; c'est d'un révolver consacré qu'il abattait les derniers Amérindiens, tous bandits, bien entendu. Néanmoins tu as eu la passion du Sauvage. Tu es resté débridé et vindicatif. Tu aurais voulu être Sauvage. Tu le fus peut-être durant ton enfance. Ensuite tu as eu trop de poils. La barbe n'est pas amérindienne. Les Algonquins avaient surnommé le père Lallemand «Capitaine des chiens ». En 1645 saint Charles Garnier écrivait à son frère, le père Henri de Saint-Joseph, pour lui demander des images pieuses: «Nous somme icy dans une grande nécessité d'images qui sont propres pour nos sauvages.» Et d'en donner la liste, en première place «quelque beau Jésus qui n'ait point de barbe, ou qu'il en eût fort peu, par exemple qu'il soit âgé de 18 ans ou environ».

Isou Manichou parlait et François-Anacharcis l'entendait, car c'était en fait sa pensée que le dieu amérindien lui retournait. Il parlait moins comme un dieu que comme un historien.

– Ici, je dois dire mon respect du Jésuite qui a tenté chez les Hurons, avec moins de bonheur qu'en Paraguay, de constituer une chrétienté indigène. Dans sa foi en Dieu, il le servit et ne s'en servait pas, seul à le dégager de l'esprit de conquête européen, assez vite et courageux pour le porter sur place avant l'arrivée du marchand et du soldat, du brigand et du pillard. Il ne fut pas loin de réussir. Peut-être aurait-il alors conjuré le péril blanc et mis un frein au grand déferlement chrétien par l'opposition du chrétien au chrétien, en donnant qualité humaine à ceux dont on ne voulait que pour gibier. L'intérêt l'emporta sur la foi. L'ordre des Jésuites fut aboli. Il ne resta plus que des pseudo-chrétiens. L'esprit des religions quitta les religions, ne laissant derrière lui, sauf dans quelques provinces restées à l'écart de l'histoire, qu'un appareil dérisoire et des simulacres hideux; il anima dès lors, du milieu du XVIIIe siècle au Che Guevara – que tu ne connais pas encore, mais qui viendra –, la lutte révolutionnaire. Tout ne fut pas perdu, cependant, des entreprises de ce fou de Dieu qu'était le Jésuite, nonobstant sa froide lucidité; ce sera grâce à lui, du moins pour une part, qu'en Amérique le continent du nord se distinguera du continent du sud; dans un, l'extermination sera par génocides successifs, à toute fin pratique, totale, tandis que dans l'autre la survivance amérindienne reste nombreuse.

– Tout cela est très bien et sans aucun doute véridique, ô Isou Manichou ! mais je ne suis pas du Sud et je ne m'enquébecquoiserai pas au Guatemala.

À quoi le dieu rouge répondit à François que dans le Nord il avait lui-même quitté les siens parce que ceux-ci ne formaient plus que de mauvaises troupes de vaudeville, à l'emploi du conquérant, quand ils n'avaient pas su se rallier aux Québécois et aux nègres.

Isou Manichou annonça encore à François qu'après les quarante-neuf jours d'attente, la porte de la matrice enfin franchie, il se fondrait si naturellement dans le paysage de son nouveau pays qu'il en deviendrait l'expression et qu'après avoir été un personnage comme un autre dans la relation présente il en deviendrait l’auteur et meilleur auteur que le brave Écossais qui a écrit Two Solitudes.

– C'est mieux que ce que tu étais, mais tu ne seras jamais, pauvre François, l'égal nordique de Maître Asturias.

Texte sous droits.

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