Charles Baudelaire

Les Paradis artificiels

France   1860

Genre de texte
essai

Contexte
Le rêve se situe dans la troisième partie du texte intitulé « Le mangeur d’opium » qui comprend neuf chapitres. Le rêve fait partie du quatrième chapitre, « Tortures de l’opium ».

Un savant mangeur d’opium se retire dans les montagnes anglaises et en profite pour réfléchir et faire des lectures. Il fait des rêves morbides.

Texte témoin
Œuvres complètes, édité par Y.G. le Dantec, Paris, Gallimard, 1964, p. 434-435.




Rêves sous opium

Étranges contradictions

L'auteur cite encore un spécimen de ses conceptions morbides, et ce dernier rêve (qui date de 1820) est d'autant plus terrible qu'il est plus vague, d'une nature plus insaisissable, et que, tout pénétré qu'il soit d'un sentiment poignant, il se présente dans le décor mouvant, élastique, de l'indéfini. Je désespère de rendre convenablement la magie du style anglais :

«Le rêve commençait par une musique que j'entends souvent dans mes rêves, une musique préparatoire, propre à réveiller l'esprit et à le tenir en suspens; une musique semblable à l'ouverture du service du couronnement, et qui, comme celle-ci, donnait l'impression d'une vaste marche, d'une défilade infinie de cavalerie et d'un piétinement d'armées innombrables. Le matin d'un jour solennel était arrivé, – d'un jour de crise et d'espérance finale pour la nature humaine, subissant alors quelque mystérieuse éclipse et travaillée par quelque angoisse redoutable. Quelque part, je ne sais pas où, – d'une manière ou d'une autre, je ne savais pas comment, par n'importe quels êtres, je ne les connaissais pas, – une bataille, une lutte était livrée, – une agonie était subie, – qui se développait comme un grand drame ou un morceau de musique; – et la sympathie que j'en ressentais me devenait un supplice à cause de mon incertitude du lieu, de la cause, de la nature et du résultat possible de l'affaire. Ainsi qu'il arrive d'ordinaire dans les rêves, où nécessairement nous faisons de nous-mêmes le centre de tout mouvement, j'avais le pouvoir, et cependant je n'avais pas le pouvoir de la décider; j'avais la puissance, pourvu que je pusse me hausser jusqu'à vouloir, et néanmoins, je n'avais pas cette puissance, à cause que j'étais accablé sous le poids de vingt Atlantiques ou sous l'oppression d'un crime inexpiable. Plus profondément que jamais n'est descendu le plomb de la sonde, je gisais immobile, inerte. Alors, comme un choeur, la passion prenait un son plus profond. Un très grand intérêt était en jeu, une cause plus importante que jamais n'en plaida l'épée ou n'en proclama la trompette. Puis arrivaient de soudaines alarmes; çà et là des pas précipités; des épouvantes de fugitifs innombrables. Je ne savais pas s'ils venaient de la bonne cause ou de la mauvaise: ténèbres et lumières; – tempêtes et faces humaines; – et à la fin, avec le sentiment que tout était perdu, paraissaient des formes de femmes, des visages que j'aurais voulu reconnaître, au prix du monde entier, et que je ne pouvais entrevoir qu'un seul instant; – et puis des mains crispées, des séparations à déchirer le coeur; – et puis des adieux éternels! et avec un soupir comme celui que soupirèrent les cavernes de l'enfer, quand la mère incestueuse proféra le nom abhorré de la Mort, le son était répercuté : Adieux éternels! et puis, et puis encore, d'écho en écho, répercuté : – Adieux éternels!»

Et je m'éveillai avec des convulsions, et je criai à haute voix : «Non! je ne veux plus dormir! »

Page d'accueil

- +