George Sand

Le Compagnon du Tour de France

France   1851

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se situe au chapitre 23 du livre qui en compte 34.

Pierre Huguenin et son père sont engagés par le comte de Villepreux pour rénover leur chapelle. Pierre tombe amoureux d’Yseult de Villepreux, la fille (ou petite-fille?) du comte. À la suite d’une conversation, il conclut qu’elle en aime un autre, et s’attriste de savoir que l’antipathie entre leurs pères et leur différence de statut social font qu’ils ne pourront jamais se marier. Il en est à ses réflexions quand, en larmes, il est surpris par Yseult qui vient cueillir des fleurs. Pierre refuse de lui confier sa peine et, une fois qu’elle est partie, il ramasse quelques fleurs qui étaient tombées de sa corbeille et les met contre son sein. Il retourne travailler, mais, épuisé, il s’endort sur les copeaux de bois de l’atelier. Il fait alors ce rêve.

Notes
* Les rêves jouent un grand rôle dans les romans de George Sand; ils permettent en général d’anticiper sur un avenir où l’idéal devient réalité. Certaines héroïnes sont alors de véritables prophétesses inspirées, comme Jeanne ou Consuelo. Ces rêves prennent une forme lyrique dans Les Sept Cordes de la lyre.

* C’est l’évangile social que George Sand s’est créé, à partir des idées de Lamennais et de Leroux, et qu’elle expose en 1839 dans Les Sept Cordes de la lyre. [Notes de l’édition de René Bourgeois, Grenoble, P.U.G., 1979, p. 255-256.] La Savinienne est la mère des compagnons. La marquise est l’amante du Corinthien, l’ami de Pierre.

Texte témoin
Grenoble, P.U.G., 1994, p. 255-256.




Le rêve de Pierre

Une vision de réforme sociale

Il fit un rêve étrange*. Il lui sembla qu'il était couché, non sur des copeaux, mais sur des fleurs. Et ces fleurs croissaient, s'entrouvraient, devenaient de plus en plus suaves et magnifiques, et montaient en s'épanouissant vers le ciel. Bientôt ce furent des arbres gigantesques qui embaumaient les airs et, s'échelonnant en abîme de verdure, atteignaient les splendeurs de l'empyrée. L'esprit du dormeur, porté par les fleurs, montait comme elles vers le ciel, et s'élevait, heureux et puissant, avec cette végétation sans repos et sans limite. Enfin, il parvint à une hauteur d'où il découvrit toute la face d'une nouvelle terre; et cette terre était, comme le chemin qui l'y avait conduit, un océan de verdure, de fruits et de fleurs. Tout ce que Pierre, voyageur sur la terre des hommes, avait rencontré de plus poétique dans les montagnes sublimes et dans les riantes vallées, était rassemblé là, mais avec plus de variété, plus de richesse et de grandeur. Des eaux abondantes et pures comme le cristal s'épanchaient de toutes les cimes, couraient et s'entrecroisaient en riant sur toutes les pentes et dans toutes les profondeurs. Des constructions d'une architecture élégante, des monuments admirables, décorés des chefs-d’œuvre de tous les arts, s'élevaient de tous les points de ce jardin universel, et des êtres qui semblaient plus beaux et plus purs que la race humaine, tous occupés et tous joyeux, l'animaient de leurs travaux et de leurs concerts. Pierre parcourut tout ce monde inconnu avec autant de rapidité qu'un oiseau peut le faire; et partout où son esprit se posait, il voyait la fécondité, le bonheur et la paix fleurir sous des formes nouvelles. Alors un être qui voltigeait près de lui depuis longtemps sans qu'il le reconnût, lui dit : Vous voici enfin dans le ciel que vous avez tant désiré de posséder, et vous êtes parmi les anges; car les temps sont accomplis. Une éternité succède à une éternité; et quand vous reviendrez à la fin de celle-ci, vous verrez encore d'autres merveilles, un autre ciel et d'autres anges. Alors Pierre, ouvrant les yeux, reconnut le lieu où il était et l'être qui lui parlait. C'était le parc de Villepreux, et c'était Yseult; mais ce parc touchait aux confins du ciel et de la terre, et Yseult était un ange rayonnant de sagesse et de beauté. Et en regardant bien les anges qui passaient, il reconnut son père et le père d'Yseult, qui marchaient enlacés au bras l'un de l'autre; il reconnut Amaury et Romanet, qui s'entretenaient amicalement; il reconnut la Savinienne et la marquise, qui cueillaient dans la même corbeille des fleurs et des épis; il reconnut enfin tous ceux qu'il aimait et tous ceux qu'il connaissait, mais transformés et idéalisés. Et il se demandait quel miracle s'était opéré en eux, pour qu'ils fussent ainsi tous revêtus de beauté, de force et d'amour. Alors Yseult lui dit : – Ne vois-tu pas que nous sommes tous frères, tous riches et tous égaux? La terre est redevenue ciel, parce que nous avons arraché toutes les épines des fossés et toutes les bornes des enclos; nous sommes redevenus anges, parce que nous avons effacé toutes les distinctions et abjuré tous les ressentiments. Aime, crois, travaille, et tu seras ange dans ce monde des anges*.

– Qu'a-t-il donc à dormir ainsi les yeux ouverts? Il a l'air de rêvasser dans la fièvre. Réveille-toi tout à fait, mon Pierre, cela te vaudra mieux que de trembler et de soupirer comme tu fais. Ainsi parlait le père Huguenin, et il secouait son fils pour l'éveiller. Pierre obéit machinalement et se souleva; mais les cieux n’étaient pas encore refermés pour lui. Il ne dormait plus; mais il voyait encore passer autour de lui des formes idéales, et les accords des lyres sacrées résonnaient à ses oreilles. Il était debout et sa vision était à peine dissipée. Il était surtout frappé du parfum des fleurs qui le suivait jusque dans la réalité. – Est-ce que vous ne sentez pas l'odeur des roses et des lis? dit-il à son père qui le regardait d'un air inquiet.
– Je le crois bien, dit le père Huguenin, tu as des fleurs plein ta chemise; on dirait que tu as voulu faire de ta poitrine un reposoir de la Fête-Dieu.
Pierre vit en effet les fleurs d'Yseult s'échapper de son sein et tomber à ses pieds.
– Ah! dit-il en les ramassant, voilà ce qui m'a procuré ce beau rêve! Et, sans se plaindre d'avoir été interrompu, il se remit à l'ouvrage plein de force et d'ardeur.

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