Michel Leiris

Fourbis

France   1955

Genre de texte
Essai autobiographique

Contexte
Le récit de rêve se situe dans la première partie de l’essai intitulée « Mors ». L’essai compte trois parties.

Ce livre est le deuxième tome de la trilogie La règle du jeu dans laquelle l’auteur raconte ses souvenirs. Les thèmes majeurs de l’œuvre sont la mort, l’authenticité et le Moi.

L’auteur raconte dans ce passage que dans certains pays, on a peur des revenants. Dans les Antilles, par exemple, on croit aux zombis. En Haïti, des sorciers emploient des vivants qu’ils privent de volonté et de conscience ou des cadavres qu’ils réaniment mécaniquement. Ce rêve s’insère dans cette réflexion sur la mort.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1968, p. 55-58.




Un rêve funèbre

Des corps dans un musée

En d’autres circonstances pourtant, ne me suis-je point trouvé devant des manières de zombi, éprouvant sans la critiquer l’impression d’être en tête à tête avec un mort qui continuait à vivre, d’une vie réduite certes, mais cependant suffisante pour l’arracher à cette fin de tout qui, malgré la sorte d’immortalité (d’ailleurs très relative) à laquelle j’ai fait allusion, est incontestablement le lot de tout cadavre? C’est dans un rêve déjà ancien que j’ai vécu cette expérience, qui porte la marque des événements cruciaux que furent la mort de mon père et, quelque deux ans plus tard, une séparation dont j’admets qu’elle était – bien que non nécessaire – dans l’ordre des choses elle aussi, ce qui ne diminue en rien ce qu’elle eut de pénible.

Dans le musée municipal d’une ville étrangère où je suis de passage, je découvre une salle où plusieurs corps humains sont assis, le dos au mur. Quelque brusque rupture organique a sans doute immobilisé là ces corps, collés au plancher par une sorte de glu émanée de leurs chairs et conservés intacts par une naturelle momification. Parvenu à une petite chambre située sous les combles, je vois une femme d’allure pauvre, probablement une veuve, qui s’est réfugiée là avec son petit garçon. Des miettes de pain traînent à terre. Elle fait chauffer son café, non loin d’un cadavre en blouse bleue tachée de plâtre qui doit être un vieux paysan mort auprès de son trésor. Je descends dans le jardin attenant au musée et j’y trouve d’autres cadavres assis sur de hauts fauteuils; des infirmières les font boire et manger, glissant des bassins de pierre sous eux pour y recueillir leurs excréments. Une coupure et c’est la nuit, dans le même jardin éclairé par des lampions, ce qui lui donne un air de guinguette à tonnelles où des oisifs viennent pour tuer le temps, sinon en partie fine. J’y rencontre quelques-uns de mes amis, aux veines comme phosphorescentes, visibles à travers leurs vêtements, puis cette femme dont je m’étais séparé et dont – quand je fis ce rêve – j’étais tout à fait détaché après lui avoir été lié comme on peut l’être à qui vous a découvert l’amour dans sa brûlure corporelle. D’un geste de la main, elle me fait voir son cœur à nu comme sur une planche d’anatomie.

Le plancher vermoulu et vraisemblablement grinçant, la glu coulée des corps (comme une seccotine en protubérances dures hors du tube bleu pâle roulé et fendillé), la mansarde ou grenier avec sa poussière probable et ses toiles d’araignée, la blouse de grosse toile délavée et toute poudreuse, les miettes sans doute rassises, la robe noire de la veuve, le café en train de se faire pauvrement et, mêlés à ces accessoires, les momifiés naturels, et puis l’avare, la mère et son petit garçon, personnages tous humains au même degré, qu’ils soient morts ou vivants.

Jadis, on me montra dans une vitrine de l’ancien Musée Guimet – seule chose que j’aie retenue de cette visite faite peut-être un jeudi (jour plus aimé que le dimanche quand on est écolier parce qu’il est le vôtre propre) – une momie dite « momie de Thaïs »; je regardai longuement, derrière sa mince paroi de verre, le peu qui restait de la courtisane repentie, mais elle était si morte, si desséchée que je n’en eus pas plus peur que d’un rameau de buis jauni. Dans un petit théâtre aujourd’hui disparu, le Trianon-Lyrique, on m’emmena un autre après-midi voir jouer Les Cloches de Corneville et de cette représentation j’ai gardé deux souvenirs : l’accorte paysanne Serpolette pinçant du bout des doigts son cotillon et se retroussant gaillardement pour découvrir ses mollets tout en chantant : « Voyez par-ci, voyez par-là... »; le vieil avare Gaspard enfermé seul dans une salle où se dressent des armures et terrifié quand il les voit se mouvoir, ignorant que de mauvais plaisants qui veulent l’amener à rendre gorge se sont cachés dedans; peut-être aussi – troisième débris de cette matinée d’opérette – l’air du ténor : « J’ai fait trois fois le tour du monde... » Du paysan en blouse bleue que de pseudo-fantômes apeuraient entre les murs simulés d’un château j’ai ri, comme tous les spectateurs.

C’est souvent par des voies détournées que se faufile jusqu’à nous la crainte de la mort : crissement d’insecte entendu dans la nuit, heurts de sabots sur le pavé de la rue tandis qu’on est au lit, craquement de meubles (manifestant une vie qui nous est étrangère), déclic annonciateur d’une mise en marche de mécanique ou – tel un râle – ronflement de dormeur, pour ne parler que des bruits. A l’inverse des craquements d’os (preuve formelle qu’on se rouille), ils ne recèlent rien qui soit de nature à spécialement inquiéter : balbutiement émané d’un lieu vague ou bien indice d’une existence séparée, ni l’un ni l’autre de ces traits ne permettrait de déceler, autrement qu’à la réflexion, ce qui peut en faire des signes funèbres.

Le rêve dont j’ai fait le récit est, quant à lui, tout à fait silencieux. D’un bout à l’autre, je ne suis qu’un promeneur et personne ne me parle, ni ces amis qui sont dans le jardin, ni même cette femme, qui s’exprime seulement par un geste. C’est en silence également que des soins sont dispensés aux cadavres. Feutrage, peut-être, des chambres d’agonisants ? L’on se taisait – ou ne faisait que chuchoter – lorsque mourait mon père, des suites de cette opération de la prostate qui n’avait guère qu’ajouté des souffrances à ses souffrances plus anciennes, quand il n’urinait plus qu’à la sonde (ce qui, si je procédais à l’exégèse rationnelle de ce rêve, expliquerait peut-être ces besoins qui continuent à tourmenter les morts et nécessitent l’emploi de bassins, en pierre et non en métal émaillé, comme pour souligner leur importance et leur donner plus de solennité). Mais je pense bien plutôt que, si mon rêve était muet – suite de tableaux que n’animait aucun dialogue et à quoi je n’étais pas mêlé jusqu’au geste final me désignant ce cœur, à peine plus effrayant qu’une viande parée de papier à dentelle qu’on aperçoit de la rue dans le clair-obscur d’une boucherie – c’est parce que, dès le principe, il était rêve de mort.

Texte sous droits.

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