Philippe Jaccottet

La semaison : carnets 1954-1979

Suisse   1967

Genre de texte
Journal

Contexte
Ces carnets de l’auteur couvrent une période s’étendant de mai 1954 à août 1979.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1984, p.133-279.




Dans les étages inférieurs

La femme de ménage

[Septembre 1967]

Rêves. Un sommeil moins continu en révèle le nombre, l’intensité. Je suis frappé par la distance qui sépare mes rêves (auxquels j’accorde peu d’attention en général, surtout parce que je les surprends rarement) de mes livres. Au fond, la matière des rêves est celle des journaux, des « mauvais » journaux. Sexe et violence. Très souvent sous la forme voyante du cinéma : gros plans, allégories évidentes, etc. J’ai noté pendant une période la fréquence de rêves de prison; je vis aussi, en rêve, des histoires d’espionnage, de gangs, ridicules, brutales, angoissantes. Par le rêve on rejoint cette matière commune, basse, dont l’histoire aussi est faite, aujourd’hui comme jamais.

Il est probablement vrai que ma poésie néglige trop ces étages inférieurs.

Deux rêves notés :

A. - Début oublié. La scène se passe dans une maison qui est la nôtre sans lui ressembler. On sonne. C’est la nouvelle femme de ménage, sur laquelle on ne comptait plus. Elle est conduite par L... (l’ancienne femme de ménage, dans la réalité) et escortée de deux chiens et deux ou trois chats. Timidement, nous protestons qu’ils ne s’accorderont peut-être pas avec les nôtres, mais en comprenant qu’il en faudra passer par là. La cuisine est étroite, encombrée de meubles et de très vieux ustensiles. Soudain, en gros plan, le visage de L... avec son épaisse chevelure grise en désordre; elle tient par l’oreille un chaton qui miaule désespérément. Je vois ce vieux visage rose, ridé, où coulent des larmes. Elle explique que ce chat est malade, condamné. (Dans la réalité, c’est d’elle que nous avons pensé cela en la voyant récemment à l’hôpital.) Notre mécontentement s’accroît. La nouvelle reste souriante, impassible.

Plus tard, ses trois ou quatre chats s’accrochent à ma jambe, je ne parviens pas à m’en défaire. Pris de fureur, je chasse et la femme et son cortège.

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