Philippe Jaccottet

La semaison : carnets 1954-1979

Suisse   1967

Genre de texte
Journal

Contexte
Ces carnets de l’auteur couvrent une période s’étendant de mai 1954 à août 1979.

Texte témoin
Paris : Gallimard, 1984, p.133-279.




Un sentiment de beauté

Une grande maison vide

B. - Rêve dont j’ai regretté d’avoir perdu de grands pans, parce que je l’avais ressenti au réveil comme d’une grande beauté, cohérent, sans ruptures ni extravagances.

Il ne m’en reste que peu de chose : je marche, ou plutôt j’erre dans une très grande maison vide et obscure; vide de tout meuble, comme sont les galeries ou les salles de certains châteaux. Il semble qu’il y ait deux étages composés chacun d’une seule salle et reliés par un vaste escalier. Je suis frappé par la grandeur des fenêtres et des portes. Pas d’ornements. Un immense vide obscur et clos. Je marche là; je ne me rappelle pas si c’est avec inquiétude. Peut-être. Soudain, j’aperçois, comme appuyée à l’angle d’une cheminée, une masse qui m’apparaît d’abord comme un ballot de vêtements, une sorte de veste de tweed (vaguement), puis très vite je comprends que c’est quelqu’un qui est là debout contre le mur, et je ne regarde plus que le visage, celui, détourné, d’une femme à cheveux courts, rousse peut-être, inconnue en tout cas, silencieuse et qui, par un geste du bras ou simplement par la direction de son visage aperçu, me désigne une porte sombre, dans le mur, par où il m’est évident que je dois la précéder ou la suivre.

Je me suis réveillé alors, non pas, comme on pourrait le penser, avec le sentiment de sortir d’un cauchemar, plutôt celui d’une beauté solennelle, souveraine. Cette porte par où j’étais invité à passer pouvait certes donner sur la mort, mais aussi (je crois que cette pensée m’est venue dans le rêve ou aussitôt après) sur un enfer attirant.

À ce propos, je me souviens m’être rappelé périodiquement, depuis de longues années, que mon tout premier (?) rêve enfantin avait été celui d’un immense dragon de bois coloré, dans un paysage de montagne, de nuage ou d’orage, ce dragon comportant des espèces de touches (comme un clavier) qui pouvaient être autant de portes par où s’engloutir en lui.

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