Philippe Jaccottet
La semaison : carnets 1954-1979 Genre de texte Contexte Texte témoin
Journal
Ces carnets de l’auteur couvrent une période s’étendant de mai 1954 à août 1979.
Paris : Gallimard, 1984, p.133-279.
Des oiseaux dans le ciel
[Juin 1975]
Rêve. Je n’en ai retenu que ce qui en constituait probablement la fin. D’une fenêtre ou d’un balcon élevé, dans l’air clair du matin, nous (je ne sais qui est avec moi) sommes invités à regarder chasser des oiseaux. Il y en a deux, à des hauteurs différentes du ciel. Ce sont des espèces de pigeons, de colombes. Celle d’en bas, que je découvre d’abord, tourne lentement, bat des ailes puis reste immobile, avec une grande élégance. Je tourne ensuite les yeux vers celle du haut, presque face à nous, plus proche, mieux visible. Le souvenir de la chasse aux oiseaux dans Góngora m’a peut-être effleuré alors. L’idée qu’enfin nous avions vu comment ces oiseaux chassent nous inspirait un sentiment d’intense satisfaction, de joie, même. L’oiseau d’en haut mouvait tour à tour son aile droite et son aile gauche, lentement, presque solennellement (comme un prêtre à la messe). Bientôt, j’ai constaté avec surprise qu’il se tenait « debout » dans l’air, comme aucun oiseau ne se tient. Et en baissant les yeux, j’ai vu que celui du bas était une femme, qui répétait, debout dans l’air, exactement les mêmes gestes lents, infiniment tranquilles et sereins, comme de bénédiction. Cette femme n’était pas une femme jeune, ni nue comme on aurait pu le souhaiter, comme je l’ai regretté au réveil peut-être, mais une sorte de garde-malade ou de religieuse déjà relativement âgée, en robe grise et blanche comme le plumage du pigeon, à cheveux gris, au visage légèrement marqué de rides – pas une vieille femme non plus, ni quelqu’un que j’eusse jamais vu.
Ensuite, ou en même temps ou peut-être avant, je ne sais plus, je me trouvais jouant sur un clavier de bois brut dont les touches étaient réparties sur plusieurs rangs comme dans une machine à écrire, et tout à fait irrégulières, pareilles plutôt à des sautereaux de clavecin dont les uns eussent été minces, les autres larges, carrés ou ronds du bout. Là -dessus, je jouais une musique merveilleuse qui accompagnait et mimait le vol des oiseaux et qui était en même temps le chant de la tendresse amoureuse la plus vive; le public derrière moi vibrait, frémissait de joie, je ne pouvais plus cesser de jouer bien que le morceau fût fini, l’exaltation croissait, c’était tout un chœur de voix triomphantes qui montait derrière moi, toujours jouant, quand le rêve s’est achevé.
J’imagine, si profane en ces matières que je sois, ce que la psychanalyse affirmerait de ce rêve : que j’y figurais l’acte amoureux réussi, que la religieuse représentait ma mère, par exemple. Accepterais-je une telle interprétation comme « origine » des images (et pourquoi pas?), je veillerais à ce que ne fussent pas effacées par cette élucidation les images elles-mêmes – les oiseaux, le ciel, la hauteur, l’air du matin – et la religieuse (à son propos, j’exprimais dans le rêve même ma satisfaction d’avoir vu un tel prodige, de la réalité duquel je ne doutais pas un instant; il se peut aussi que ce soit dans le rêve déjà que j’aie pensé à mes lectures de Castaneda) – et la musique. Il en va pour les rêves comme pour les poèmes, qui ne sauraient être réduits à ce qui les nourrit secrètement et qu’ils cachent et transfigurent, volontairement ou non.