Charles Ferdinand Ramuz

Journal

Suisse   1949

Genre de texte
Journal

Contexte
Ce journal couvre une période s’étendant de 1895 à 1947. Le récit de rêve se trouve dans l’entrée écrite vers le 15 mars 1940.

Texte témoin
Lausanne : Editions de l’Aire, 1978, vol. II, p. 306-309.




Rêve de dédoublement

Il porte un cercueil d’enfant

Vers le 15 mars 1940. – J’étais au bord de la rivière et, de l’autre côté de la rivière, il y avait la grande-duchesse et le grand-duc. La rive où je me trouvais étant surélevée, je les voyais de haut en bas: lui, grand, fort, rougeaud, vulgaire, les cheveux rejetés en arrière; elle, grande de même, forte, blonde, vulgaire comme lui. Ils étaient accompagnés d’un enfant qui s’amusait à faire des ricochets; comment faire des ricochets sur une rivière aussi étroite, sans profondeur, parsemée de grosses pierres que l’eau laissait à nu ? C’était en Allemagne. Je savais que c’était en Allemagne. Un pont en dos d’âne franchissait la rivière. Et, de l’autre côté, le terrain se soulevait brusquement, présentant à la vue une large route ou avenue bordée à droite de grands arbres, dominée à gauche par une masse houleuse et indistincte où il devait y avoir le château et une église qu’on ne voyait pas, mais je savais qu’ils devaient s’y trouver. Alors j’ai passé le pont. En même temps, le grand-duc et la grande-duchesse se sont mis à monter dans la direction du château, s’étant engagés dans l’avenue; et le grand-duc avait pris la grande-duchesse par la taille, mais l’enfant avait disparu. C’est à ce moment que l’évêque s’est montré. Une cloche sonnait. J’étais sûr que c’était un évêque. Un petit homme, gros, réjoui, avec des lunettes, une redingote, un col de clergyman, un chapeau de curé, et quelque part sur sa personne, je ne sais trop où, un peu de violet. Et il s’avançait maintenant à la rencontre du couple grand-ducal, les mains sur le ventre. Puis il s’arrête, se découvre, s’incline jusqu’à terre, fait quelques pas, s’incline de nouveau; et la cloche sonnait, – et il n’y a plus eu alors ni grand-duc, ni grande-duchesse, ni évêque; il a fait nuit. Et, moi, je m’étais dédoublé, parce que voilà que j’étais à présent tout à la fois dans le cortège et hors du cortège, car il y avait un cortège : je me voyais y être en même temps que j’y étais, et voyais du dehors la mouvante voûte rouge sous laquelle il se déplaçait, à cause de tous ces cierges, en même temps que j’y avais pris place, étant ainsi à la fois spectateur et acteur. C’était un double cortège, car il était fait de deux rangées d’hommes, dont les uns montaient, les autres descendaient; j’étais parmi ceux qui montaient. Je les regardais monter et descendre, tout en montant moi-même. Un interminable cortège dont on n’apercevait ni la fin, ni le commencement, et les deux courants dont il se composait étaient si rapprochés que nous frôlions de l’épaule, nous qui montions, ceux qui descendaient à notre gauche; et tout le temps il y avait risque que nos civières chavirassent; car, chacun de nous, et quatre par quatre, nous étions porteurs de cercueils que nous avions hissés sur nos épaules et, moi-même, étais quatrième à porter un cercueil d’enfant. Et ce double cortège s’avançait sous une voûte de fumée qui était éclairée d’en dessous par les cierges, car de chaque cercueil, il faut dire qu’ils étaient sans couvercle, d’épaisses vapeurs d’encens montaient, ce qui faisait qu’on étouffait, tandis que l’allure précipitée à laquelle nous avancions nous coupait le souffle. Alors, serrés les uns contre les autres, ce double mouvement se faisait; et c’était comme s’il se faisait depuis toujours et devait se faire à toujours; – sous nos cagoules, nos épais vêtements de bure, dans quoi nous étions en sueur et quand même emportés par ce mouvement frénétique, ce double mouvement en sens inverse, opéré à frottement juste. De temps en temps, l’un de nous tombait sur les genoux, mais il était tout aussitôt redressé par l’impétuosité même de cette masse en mouvement, et le cercueil penchait, mais se relevait dans le même instant, pendant qu’ils continuaient de défiler à côté de moi de si près que je m’y heurtais, ces cercueils; et, se heurtaient l’un contre l’autre, portés sur nos épaules, avec dedans des corps plus qu’à demi décomposés, dont l’odeur se mêlait à l’odeur de la cire et au parfum de l’encens. Des corps d’hommes, de femmes, d’enfants, leurs vêtements collés à la peau par la sanie; et il y avait un dais au-dessus de chaque cercueil, je m’en souviens tout à coup; et eux étaient dessous, montrant leurs dents, ou deux trous en place de nez, juste à la hauteur de ma figure. C’était comme s’ils se mouvaient d’eux-mêmes, entraînant à leur suite ceux qui les soutenaient. Et il y avait encore l’énorme marmonnement des prières, car tous les vivants étaient en prière, qui portaient les morts, et moi aussi j’étais en prière : toutes ces bouches ouvertes faisant un bruit sourd et continu, à quoi le raclement des semelles sur le sol rugueux servait de base.

Tout s’est éteint.

Je me suis trouvé dans un petit salon bourgeois bien tenu, avec des albums de photographies recouverts de peluche disposés symétriquement sur les tables; là, le capitaine d’artillerie nous expliquait la bataille à laquelle il venait de prendre part et qui continuait de gronder au lointain.

On lui a offert une tasse de lait, et il est retourné se battre, après avoir pris congé de nous avec beaucoup de politesse.

Texte sous droits.

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