Charles Ferdinand Ramuz

Journal

Suisse   1949

Genre de texte
Journal

Contexte
Ce journal couvre une période s’étendant de 1895 à 1947. Le récit de rêve se trouve dans l’entrée du 12 août 1946.

Texte témoin
Lausanne : Editions de l’Aire, 1978, vol. II, p. 459-460.




Rêve d’exécution

Un vieil homme l’attendait

12 août 1946. – J’ai été exécuté cette nuit. Il faisait grand jour; il était environ deux heures. J’ai été condamné à mort dans la ville même de Davel et pour le même crime que lui (crime de haute trahison). Je ne me souvenais pourtant pas d’avoir passé en tribunal et je ne savais pas non plus quelle espèce de mort m’était réservée. Tout était parfaitement tranquille dans cette petite ville qui devait donc être Cully. Elle vivait sa vie de tous les jours; on battait le fer chez le maréchal, l’église sonnait bien régulièrement les heures. Je ne me souviens pas d’avoir été enfermé, j’étais sous la garde d’un vieil homme à cheveux gris qui devait être un ancien gendarme. Je n’ai eu affaire qu’à lui. C’est lui qui m’a dit, regardant sa montre: « Ce sera bientôt le moment. » Alors sont survenus deux ou trois acolytes très vagues qui m’ont emmené faire une promenade dans des « lieux historiques », c’est où Davel, je pense, avait été décapité. Une espèce de chemin vague envahi par les herbes sèches et les orties et qui aboutissait à la ligne du chemin de fer.

On venait d’abaisser les barrières, nous nous sommes arrêtés devant et puis nous sommes revenus. Les acolytes me suivaient sans rien dire. Je suis entré dans une pièce où le vieil homme se tenait. Il y avait tout à côté une maison qui avait brûlé et qu’on était en train de reconstruire. Le charpentier m’a adressé la parole, il m’assurait que le feu avait « pris par les fenêtres », mais que son système de fenêtres à lui, qu’il était en train de mettre en place, était absolument à l’abri du feu. Discussion. Cependant le vieil homme m’attendait assis sur un tabouret, les mains sur les genoux, dans cette pièce fraîche (qui devait faire partie de la gendarmerie). Je suis entré; il m’a montré une porte ouverte qui donnait sur une autre pièce; il m’a dit: « Va chercher mon revolver. » C’était un énorme revolver d’ordonnance à barillet qui était pendu à un clou. Je le lui ai apporté; j’avais compris. Toujours cette même tranquillité, ce même grand silence; plus personne que le vieux et moi. Il a regardé de nouveau sa montre; il m’a dit: « Assieds-toi à côté de moi. » Je me suis assis à côté de lui. Et j’ai senti le froid du canon sur ma tempe. Je ne me défendais pas; j’étais parfaitement calme et consentant. Et le vieil homme a ajouté: « Dommage de faire sauter ce crâne; il y avait peut-être encore quelque chose dedans. » Je lui ai dit: « Alors ne le faites pas sauter! » Il n’a rien répondu, il a appuyé sur la détente. Le coup est parti sans qu’on ait entendu la moindre détonation. J’ai parfaitement senti la balle me traverser la cervelle. J’ai senti encore également qu’on me prenait par les pieds et par dessous les bras. Mais ce qu’il y avait surtout, c’était une immense odeur de sang frais.

(Rêve de cette nuit que je m’efforce de rapporter fidèlement, pendant que les souvenirs sont encore présents à ma mémoire.)

Page d'accueil

- +