L’Abbé Prévost

Le monde moral

France   1760

Genre de texte
roman

Contexte
Le rêve se trouve à la fin du livre 2 du roman qui en comprend 8.

Dans une abbaye, le narrateur rencontre le père Célérier qui lui raconte son histoire et la raison de sa présence dans cet endroit. Victime d’un complot de vengeance de la part d’un vassal qu’il avait autrefois battu et chassé de ses terres, Célérier a tué un major qu’il croyait à tort l’amant de sa femme et il a assassiné son épouse enceinte d’un enfant qu’il croyait d’un autre homme. Après que Célérier a raconté toute l’histoire à son fils, celui-ci venge son père en assassinant le vassal et sa complice. Le fils est exécuté. Le père Célérier raconte ce rêve qui révéle ses angoisses et ses remords.

Texte témoin
Amsterdam et Paris, S.N., 1784, p. 129.




Le rêve du père Célérier

Vision infernale

Je m’endormis en effet; si l’état, où je passai, peut vous paroître un sommeil. Songe, ou vision terrible! Dont je ne ferai jamais le récit tranquillement, quoique je sois condamné, par la justice du ciel, à porter jusqu’au tombeau cette image. Je vous épargne un détail qui vous glaceroit le sang. Je me l’épargne à moi-même, qui ne suis pas toujours sûr que mes forces y suffisent.

Que vis-je? Toutes les victimes de mon aveugle fureur et de ma cruelle tendresse, dans le plus horrible lieu dont la foi nous apprenne l’existence. Je les vis; je les reconnus. J’entendois leurs cris! Elles m’appeloient par mon nom. Elles me reprochoient leurs tourmens. Elles m’annonçoient le même sort. Ajouterai-je que l’ardeur du cruel élément, qui les dévoroit, se fit sentir jusqu’à moi? Songe ou vérité, dois-je répéter : mais l’impression en fut si vive et si pénétrante, que m’arrachant au sommeil, comme l’application d’un fer embrâsé, elle me fit pousser un cri fort aigu.

Je demeurai dans un trouble, que je vous laisse à vous figurer. Mes gens, accourus au bruit, me trouvèrent baigné de sueur, tremblant, les yeux égarés, tenant un de mes rideaux des deux mains, comme le premier secours qui s’étoit offert. Mais, ce qui vous surprendra beaucoup, j’arrêtai leurs soins, je leur ordonnai même le silence; pour m’attacher, dans l’attitude où j’étois, au spectacle que j’avois encore devant les yeux, et contre l’horreur duquel leur présence sembloit me fortifier. Je prêtai l’oreille; j’observai ce qui me consternoit et me déchiroit le coeur; avec une attention obstinée, que je regarde aujourd’hui comme l’ouvrage du ciel, qui vouloit faire servir cette scène d’horreur au soutien, comme à la naissance de mes résolutions, en la gravant pour jamais dans ma mémoire. Elle disparut enfin. Mes domestiques prirent le désordre de mes sens et de mon imagination, pour un de mes accès ordinaires. En sortant de cette étrange extâse, je considérai mon songe, ou ma vision, avec un peu plus de liberté d’esprit; et le fruit de mes réflexions ne fut pas long-tems incertain. Il falloit, ou renoncer à tout sentiment de religion, ou se rendre à des éclaircissemens forcés, qui faisoient évanouir toutes mes fausses idées d’honneur.

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