Ling Mengchu

Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois

Chine   1640

Genre de texte
conte

Contexte
Jia Ren est un misérable qui implore les divinités de lui donner la fortune. Il la trouvera précisément au lendemain de ce rêve envoyé par les dieux. Il n’en sera pas meilleur pour autant.

Texte témoin
«Le sinistre gardien de la fortune extorque un fils à sa propre victime» Chap. X de Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois, texte traduit, présenté et annoté par Rainier Lanselle, Paris, Gallimard, Collection de la Pléiade, 1996, p. 381-3.




Apparition des dieux

Le misérable Jia Ren sera riche

Un jour, après qu'il fut allé une fois de plus implorer ces idoles, Jia Ren s'était endormi sous l'auvent d'un toit. Il fut tiré de son sommeil par le Divin Huissier du sanctuaire, qui lui demanda la raison des supplications ardentes dont il ne cessait d'emplir le ciel et la terre. Jia Ren la lui expliqua, faisant valoir une nouvelle fois les droits qu'il avait à la compassion des esprits. Celui-là en fut touché; il pria le Dieu-qui-augmente-le-bonheur de bien vouloir consulter son registre et de vérifier pour lui le montant et la qualité des émoluments en vivres et en vêtements que comportait le destin du plaignant. Le dieu ouvrit ses archives, et fournit cette réponse: «Cet homme, dans sa précédente vie, a manqué au Ciel et à la Terre; il s'est conduit sans piété envers les auteurs de ses jours; il a dénigré les religieux, a médit du Bouddha, s'est livré à des actes criminels envers des êtres vivants, a usé sans parcimonie les eaux claires, et maltraité les récoltes. Aussi son destin comporte-t-il que sa présente existence se terminera dans les douleurs de la faim et du froid.»

Jia Ren, à cette révélation, sentit vivement toute la rigueur de sa condition. Se prosternant plus bas encore,
«Ah! Seigneur Très Saint! implora-t-il, ayez pitié de moi! Accordez-moi seulement le nécessaire, et je jure de me conduire en homme vertueux! Quand mon père et ma mère étaient encore de ce monde, je les honorai de tout mon pouvoir, et cependant depuis leur mort je n'ai connu, pour une raison que la raison se refuse a expliquer, que les tourments d'un destin chaque jour plus contraire. Et pourtant leurs tombes portent mes offrandes, j'y brûle les monnaies aux dates prescrites, j'y verse un thé libatoire, et les larmes que j'y ai répandues n'ont jamais séché! Voyez, aussi, comme je suis un homme que la piété filiale inspire.

— Il est vrai, dit le Divin Huissier en s'adressant à son collègue, qu'à l'examiner la vie présente de cet homme ne décèle pas beaucoup d'actes de charité: mais l'on ne peut lui refuser cependant les soins bien réels qu'il a rendus à ses parents dans toute la mesure de ses moyens. Aussi je suggère, eu égard à ces modestes manifestations de piété filiale, que nous tenions compte des supplications dont il a empli le ciel et la terre; certes les épreuves cruelles que comporte son sort sont fort méritées, mais l'on sait aussi combien le Ciel n'a point accoutumé de donner la vie aux hommes sans leur donner les moyens de la soutenir, comment la Terre ne laisse point pousser une plante sans lui assurer le secours de la racine: ainsi connaissons la bonté de l'Empereur d'En-Haut, ami de toute vie, et voyons s'il est possible, sans dommage pour autrui, d'emprunter pour un temps limité à quelque maison, laquelle reste à trouver, un peu de virtualité de bonheur pour en faire profiter cet homme. Ainsi donnons-lui un fils d'emprunt, qui prendra soin de lui jusqu'à sa vieillesse, et qui le paiera de la piété filiale dont il a donné les preuves envers ses propres parents.

— Le modeste saint que j'ai l'honneur d'être, mon cher et divin collègue, répondit la Divinité-qui-augmente-le-bonheur, constate, à la consultation de ces archives, qu'il se trouve à Caozhou, village de Caonan, sur le domaine dit du Clan Zhou, une certaine famille (portant ce nom) qui possède de nombreuses virtualités de bonheur; accumulées depuis des générations, elles lui eussent permis, grâce à l'effet de bonnes actions accomplies discrètement, de voir leurs effets prolongés sur trois générations; mais il y a eu cependant un accroc: la destruction d'un lieu consacré au Bouddha. Aussi serait-il juste, comme il serait souhaitable, que cette famille subisse un châtiment passager. Prêtons donc à cet homme, pour un bail de vingt ans, les virtualités de bonheur qu'elle possède; qu'il en ait la jouissance, et qu'au terme expiré, il les restitue à leur propriétaire telles qu'il les en aura reçues. Que vous en semble, cher collègue? ces deux choses-là me paraissent correspondre fort bien.

— C'est un bon arrangement en effet», répondit le divin huissier.

Et leur conférence faite, ces deux divinités rappelèrent Jia Ren pour lui en expliquer les principales dispositions. Ils insistèrent beaucoup auprès de lui pour que sa mémoire ne lui fit point défaut: «Car souvenez-vous bien, quand vous serez devenu riche, lui dirent-ils, que votre débiteur vous attendra !...»

Jia Ren les remercia avec des prosternations renouvelées, affirmant qu'il n'oublierait pas de longtemps un si sensible bienfait, mais dans son cœur il se disait déjà: «Ça y est ! Me voilà riche!» En quittant le temple, il monta sur un fier et beau destrier auquel il mit la bride sur le cou. Mais l'animal en apercevant l'ombre de son fouet, partit au grand galop, désarçonnant son cavalier, qui poussa un grand cri... et s'éveilla (car tout cela n'avait été qu'un rêve) sous l'auvent du temple où il s'était endormi.

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