Henry James

Mémoires d’un jeune garçon

États-Unis   1913

Genre de texte
mémoires

Contexte
La Galerie d’Apollon est une galerie magnifiquement décorée du musée du Louvre, que le jeune Henri James aimait fréquenter lorsqu’il était à Paris.

Texte original

Texte témoin
Mémoires d’un jeune garçon, Paris, Rivages, 1989. p. 274-5. Traduit de l’anglais par Christine Bouvart.

A Small Boy and Others, Chappaqua, Turtle Point Press, 2001, p. 181-2.




Rêve de jeunesse

Un admirable cauchemar

La Galerie d’Apollon devint pendant des années ce que je ne peux qu’appeler une splendide scène d’événements, même des plus déplacés ou, peut-être, presque indignes ; et je me rapelle encore à cette heure, avec une très grande intensité, quel rôle précieux elle joua pour moi, et précisément grâce au prolongement de cet honneur, comment je m’éveillai, à l’aube d’un matin d’été, des années plus tard, à cet heureux et instantané souvenir, et remémoration, du plus effroyable et du plus admirable cauchemar de ma vie. Cette extraordinaire expérience — qui représente pour moi l’unique aventure onirique fondée sur le plus profond, le plus ardent et le plus clair acte de cogitation et de comparaison, acte certes d’énergie salvatrice, fondé également sur une peur indicible — cette expérience connut son paroxysme dans la poursuite soudaine, par une porte ouverte, le long d’un gigantesque salon très haut de plafond, d’une vague silhouette à peine distinguée qui se retira, terrorisée par ma brusque précipitation (regard furieux d’une réaction inspirée par une crainte irrésistable mais humiliante) quand je quittai la pièce que j’avais un moment auparavant désespérément, et tout à fait abjectement, défendue du poids de mon épaule contre la forte pression exercée sur le verrou et la barre de l’autre côté. La lucidité, pour ne pas dire la sublimité, de cette crise, s’était matérialisée dans cette idée lumineuse que, dans l’effroi où j’étais, je devais être encore plus effroyable que l’horrible agent, créature ou présence, que j’avais cru voir, dans ce très brutal et incontrôlé réveil en sursaut, sommeil dans le sommeil, se diriger vers mon lieu de repos. Le triomphe de ma réaction, perçue en un éclair alors que je réagissais d’un bond, forçant la porte ouverte, fut une chose formidable, mais le point important de toute cette affaire résidait dans l’étonnement de ma reconnaissance finale. En pleine déroute, en plein désarroi, les tables renversées sur lui grâce à ma très nette supériorité dans cette agression directe et terrible intention, mon visiteur n’était déjà plus qu’une tache rétrécie dans cette longue perspective, l’énorme et glorieuse galerie, donc, sur le sol reluisant de laquelle, on avait enlevé au milieu, pour l’occasion, son grand alignement de vitrines inestimables, il s’enfuyait à toute vitesse pour sauver sa vie, tandis qu’un violent orage de tonnerre et d’éclairs jouait à travers les profondes embrasures des hautes fenêtres situées sur la droite. L’éclair qui révéla la retraite révéla également l’étonnant lieu et, par ce même jeu surprenant, la jeune vie imaginative que j’y avais autrefois menée, que mes sensations, tout au fond de moi, avaient conservée intacte, et préservée pour cette utilisation palpitante ; car que pouvaient bien être ces profondes embrasures et ce sol si bien ciré sinon ceux de la Galerie d’Apollon de mon enfance ? Cette «scène de quelque événement», l’avais-je alors vaguement ressentie ? C’est effectivement probable puisqu’il devait s’agir de la scène de cette immense hallucination.

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