Cao Xueqin

Le rêve dans le pavillon rouge

Chine   1754

Genre de texte
roman

Contexte
La soeurette Lin, âgée de 16 ou 17 ans, vient de recevoir la visite de Bouffée de Parfum, qui est la camériste de Jade magique et sa concubine. Cette dernière s’inquiète du terrible sort auquel peut être réduite une concubine par une épouse en titre, ainsi que l’ont prouvé les tristes précédents de la Seconde Dame You, conduite au suicide par Grande Sœur Phénix, et Parfum de Corniole, devenue le souffre-douleur de la jeune épouse de Zue Dragon lové. Estimant que Lin Jade sombre («la sœurette Lin») pourrait bien devenir l’épouse de Jade magique, Bouffée de Parfum est allée sonder les sentiments de celle-ci. Or, la sœurette Lin aime en secret le frérot Jade et se désole que personne ne parle de mariage. Sa situation lui apparaît d’autant plus précaire qu’elle est orpheline de père et de mère et qu’elle a été recueillie par sa grand-mère, l’Aïeule. Or, cette dernière, en dépit de toute l’affection qu’elle éprouve pour sa petite-fille, a parfois laissé entendre que Jade magique devrait peut-être épouser Grande Sœur Joyau, mais que rien ne presse. Le cauchemar de Lin est d’autant plus justifié dans le récit que la jeune fille, tout en étant très belle et très douée, est excessivement anxieuse. Ce rêve annonce à la sœurette que son amour secret pour le frérot Jade, un sentiment dont l’idée même est interdite à l’intérieur du gynécée, est sans espoir.

Notes
Village sous Pluie est un mandarin que la sœurette Lin a eu comme précepteur alors qu’elle était enfant, avant de perdre ses parents.

La Seconde Dame est la mère de frérot Jade et la tante de Lin.

La sœurette Lin est en fait la réincarnation de la fleur de perles pourpres dont il est fait mention dans le premier rêve du roman et qui veut rendre par ses larmes le don que le rocher lui a fait de la rosée d’ambroisie (vol. 1, p. 14).

Texte témoin
Le rêve dans le pavillon rouge (Hong lou meng). Traduction par Li Tche-Houa et Jacqueline Alézaïs. Révisé par André D’Hormon. Paris, Gallimard, Coll. Pléiade. Vol. 2, récit 82, p. 588-93.




Le cauchemar de la sœurette Lin

Il arrache son cœur

Tournant et retournant interminablement ces pensées, passant alternativement par des hauts et par des bas, à la façon du seau que le mécanisme d'un treuil plonge, vide, dans un puits, pour l'en tirer plein, l'y replonger vide, et indéfiniment ainsi de suite, elle demeura longtemps étouffant des soupirs bientôt suivis de larmes, puis, lasse même de sa douleur, et de tout désir écœurée, se laissa choir, inerte et tout habillée, sur sa couche.

Elle voit soudain s'avancer vers elle une petite soubrette, sans doute entrée dans sa chambre sans qu'elle s'en soit aperçue, qui lui dit:

«Monsieur votre vénérable maître Jia, dit Village sous Pluie, se tient en ce moment dans les appartements extérieurs réservés aux Messieurs, Mademoiselle, et demande à vous voir.

— Il est vrai que j'ai naguère étudié les textes sous sa direction, répond-elle, mais il ne peut quand même pas se conduire avec moi comme avec les garçons qu'il eut également pour élèves. Qu'a-t-il subitement besoin de me voir? Il est, d'ailleurs, en relation assez étroite avec mon oncle, et n'a jamais manifesté jusqu'ici la moindre intention de ce genre. Rien ne m'oblige donc à le rencontrer. Réponds-lui de ma part que je suis en ce moment trop souffrante pour quitter ma chambre; prie-le d'agréer mes vœux de quiétude, ainsi que mes plus vifs remerciements, et que tout soit dit.

— Mais c'est sans doute qu'il désire vous présenter ses félicitations, Mademoiselle, réplique la petite soubrette; car des émissaires chargés de vous emmener viennent à l'instant d'arriver de Nankin.»

Tandis qu'elle prononce ces paroles, entrent à la fois Grande Sœur Phénix, la Dame Xing, la Seconde Dame, Grande Sœur Joyau et bien d'autres encore à leur suite, qui s'écrient toutes:

«C'est d'abord pour te féliciter que nous accourons ici aujourd'hui, et puis pour te faire nos adieux!

— Que me chantez-vous là? demande-t-elle tout effarée.

— À quoi bon prendre cet air stupide? répond Grande Sœur Phénix. Nous feras-tu croire que tu ignores la promotion de ton vénérable père à la charge de contrôleur général des redevances de céréales pour la province du Hubei, et son union avec une nouvelle épouse, qui s'accorde parfaitement autant à ses idées qu'à ses sentiments? Il s'est dit que ce n'est pas une chose à faire à présent que de te laisser séjourner plus longtemps chez nous. Aussi a-t-il chargé ton ancien maître, Village sous Pluie, de s'entremettre formellement auprès d'une famille parente de ta nouvelle maman, et de t'y faire agréer pour bru. C'est maintenant chose faite. Il s'agit, paraît-il, d'un veuf qui cherchait à se remarier. Voilà pourquoi nous arrivent à l'instant des émissaires suivis de toute une escorte, et chargés par ton vénérable père de te remmener immédiatement chez lui. Pas pour longtemps, sans doute, car tu devras presque aussitôt en sortir pour faire ton entrée au foyer de ton époux. Ainsi a-t-il été décidé de tout cela par ta nouvelle maman. Quant à nous, de crainte qu'il n'y ait personne pour prendre assez bon soin de toi en cours de route, c'est Monsieur mon époux en personne que nous chargeons de t'accompagner.»

Si violent est, sur elle, l'effet de ce discours, qu'elle sent tout son corps brusquement inondé d'une sueur froide. Il lui semble d'abord se souvenir vaguement, en effet, d'une promotion de son père à des fonctions de ce genre, dans une province de ce nom, mais elle est prise à cette idée d'une telle angoisse, qu'elle se raidit et s'écrie:

«Il n'y a rien de vrai dans toute cette histoire! Ce n'est qu'une farce absurde, de toute pièce inventée par Grande Sœur Phénix!»

Sur quoi, la Dame Xing fait, du coin de l'œil, un signe à la Seconde Dame et lui dit:

«Puisque cette fille s'entête à ne pas nous croire, nous n'avons plus qu'à nous en aller.

— Asseyez-vous, Bonnes Tantes! leur crie-t-elle, les yeux embués de larmes; ne partez pas, restez encore un moment!» Mais, ne laissant entendre, pour toute réponse, qu'un petit rire froid, les deux belles-sœurs se retirent, immédiatement suivies de toute leur compagnie.

Le cœur profondément dépité, mais réduite à la seule expression des sanglots et des gémissements, elle se sent confusément, mais subitement, mise en présence de l'Aïeule.

«Le cas est tel, pense-t-elle aussitôt à part soi, que c'est seulement en implorant ma très vénérable grand-mère que j'ai encore quelques chances d'être secourue.

Elle se laisse tomber à genoux devant sa grand-mère, lui entoure de ses bras les deux jambes, et crie:

«Sauvez-moi, Très Vénérable Aïeule! Plutôt mourir que retourner là-bas, dans le sud, à la maison! Le pire, c'est que je n'y retrouverai plus ma propre mère, mais à sa place une marâtre! Mon seul désir, Très Vénérable Aïeule, c'est de rester avec vous.»

L'Aïeule prend une mine vaguement distraite. «Cette affaire ne me regarde pas, répond-elle.

— Mais, Très Vénérable Aïeule, s'écrie-t-elle en pleurant, songez-y! Quelle affaire?

— Épouser un veuf n'est pas une mauvaise chose, lui répond l'Aïeule. On bénéficie du trousseau et des apports de la première femme.

— Si vous me gardez auprès de vous, Très Vénérable Aïeule, reprend-elle en pleurant, je ne dépenserai pas une sapèque de plus que le montant de la mensualité réglementaire. Je ne vous conjure que de me secourir.

— Tout ce que tu dis là ne sert à rien, lui répond l'Aïeule. Étant née fille, il faut bien que tu finisses par être donnée en mariage. C'est parce que tu n'es encore qu'une enfant que tu ne comprends pas ça. Mais ce n'est, bien sûr, pas en demeurant ici que tu pourras faire une fin.

— Pourvu que j'y puisse demeurer, réplique-t-elle, je suis prête à ne mener désormais que la vie d'une esclave. Dussé-je même ne manger que le fruit de mon labeur, que j'y consentirai volontiers. Il ne dépend que de vous, Très Vénérable Aïeule, d'en décider.»

Pas un mot de réponse. «Vous qui vous êtes toujours montrée si profondément compatissante, Très Vénérable Aïeule, insiste-t-elle, baignée de larmes, en étreignant de nouveau les genoux de sa grand-mère; vous qui m'avez toujours si tendrement chérie, comment pouvez-vous ne plus du tout vous soucier de mon sort, alors qu'un tel danger me presse? N'allez pas objecter que je ne suis votre petite-fille que de mère, et que cela met entre nous plus de distance; car ma mère, c'est bien de votre propre sein qu'elle est issue, et les égards que vous devez à sa mémoire me donnent au moins quelque droit à votre protection.

Et, ce disant, elle enfouit sa tête au giron de sa grand-mère, y éclate douloureusement en sanglots. Sur quoi, d'Aïeule appelle sa camériste Couple de Sarcelles.

«Emmène donc Mademoiselle Lin prendre chez elle un peu de repos, lui ordonne-t-elle. Ses récriminations me fatiguent.

Du coup, pas d'issue à espérer, même par cette voie. Continuer d'implorer des secours ne servirait à rien. Mieux vaudrait sans doute quelque moyen de se donner la mort. La voilà donc debout, s'apprêtant à quitter la chambre, le cœur gros du regret de sa mère si prématurément perdue. Cette Aïeule, ces tantes, ces cousines, d'ordinaire si pleines, pour elle, de bonté, il n'est que trop clair, à présent, que leur gentillesse et leur affection n'étaient que simulées. Là-dessus lui vient une idée: comment se fait-il que le frérot Jade ne se soit pas encore manifesté aujourd'hui? Pourquoi ne pas aller le voir? Peut-être s'aviserait-il de quelque expédient? Mais, tout justement, le voici planté tout droit devant elle, et riant d'un drôle de petit rire :

«Grande joie pour toi, Sœurette! clame-t-il.

Mais elle, la malheureuse sœurette, cette félicitation ne peut qu'ajouter à son indignation. Oublieuse de toute retenue, elle agrippe brusquement le jeune garçon par le collet, le maintient fermement, face à face, devant elle et lui crie:

«À la bonne heure, cousin Jade! J'apprends enfin aujourd'hui que tu n'es, en vérité, qu'un pauvre type sans cœur ni foie!

- Pourquoi sans cœur ni foie? proteste-t-il. Puisque te voilà donnée à un mari, nous n'avons plus qu'à nous occuper, chacun de notre côté, toi de tes affaires et moi des miennes.

D'abord de plus belle irritée, puis totalement déconcertée par cette réplique, elle retient plus étroitement serrée dans la sienne la main de son cousin, et lui dit en pleurant:

«Bon Grand Frère, chez qui donc es-tu prêt à me laisser emmener?

— Si tu ne veux pas t'y rendre, répond le frérot Jade, tu n'as qu'à rester ici. C'est parce que tu m'étais primitivement promise que tu es venue séjourner chez nous. Rappelle-toi de quelle façon je t'ai toujours traitée!»

Du coup, la voilà qui croit confusément se souvenir, en effet, d'avoir naguère été promise au frérot Jade et, en elle, le deuil fait aussitôt place à la joie.

«Pour ma part, s'écrie-t-elle, qu'il s'agisse de périr ou de survivre, ma décision est prise! Mais toi, finalement, es-tu prêt, oui ou non, à me laisser partir?

— Je t'ai dit que je souhaite te voir rester ici, répond le frérot Jade. Si tu ne me crois pas sur parole, regarde un peu mon cœur!» Ce disant, il saisit un petit poignard, et, d'un seul, coup, s'ouvre de bas en haut le sein gauche, d'où elle voit aussitôt ruisseler un flot ininterrompu de sang frais. Prise d'une telle épouvante qu'il lui semble soudain sentir lui échapper à la fois ses trois âmes éthérées et ses sept esprits viscéraux, elle se hâte d'appliquer ses deux mains sur l'entaille pour tâcher d'y comprimer le cœur, et demande en pleurant:

«Comment peux-tu commettre une telle folie? Que n'as-tu, du moins, commencé par m'égorger?

— Rien à craindre! répond le frérot Jade. Je vais prendre mon cœur et te le montrer.»

Et, ce disant, il se met à fouiller de ses dix doigts dans les profondeurs de la plaie. Toute tremblante, baignée de larmes, et craignant, de surcroît, l'importune irruption de quelque témoin, elle étreint en sanglotant et serre étroitement le frérot Jade, qui tout à coup s'écrie:

«Cela tourne mal! Je n'ai plus de cœur! Je ne vais plus pouvoir vivre.»

Ses yeux se révulsent, il pâme et s'abat de tout son poids sur le sol. Elle éclate, à pleine voix, en lamentations, cependant que lui parvient aux oreilles la voix de sa camériste Cri de Coucou, qui lui crie:

«Mademoiselle, Mademoiselle! À quel cauchemar êtes-vous donc en proie? Éveillez-vous vite et déshabillez-vous, au moins, avant de vous livrer au sommeil.»

Elle se retourna tout d'une pièce, et comprit: ce n'était qu'un mauvais rêve. Des sanglots lui montaient encore à la gorge; son cœur battait à grands coups désordonnés; son oreiller était tout humide de larmes. Un grand frisson, parti des épaules, se propagea tout au long de son épine dorsale et lui glaça d'un seul coup le corps et le cœur. Elle se prit, pendant un bon moment, à réfléchir: «Mon père et ma mère sont morts depuis longtemps ans m'avoir jamais fiancée au frérot Jade, se dit-elle à part soi. D'où ont bien pu me venir de pareilles idées?»

Puis elle se rappela la détresse, sans appui ni soutien, à laquelle elle s'était soudain trouvée réduite dans son rêve. Si le frérot Jade venait vraiment à mourir, de quelle heureuse fortune pourrait-elle garder l'espoir? Là-dessus, repensant à la souffrance à peine passée et, comme le dit si bien l'adage, souffrant d'y repenser, au plus profond de l'âme et de l'esprit reprise d'un grand trouble, elle se remit encore un instant à pleurer.

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