Cao Xueqin

Le rêve dans le pavillon rouge

Chine   1754

Genre de texte
roman

Contexte
Jade magique étant hébété à la suite de la perte de son amulette de jade, ses parents décident de le marier à Grande Sœur Joyau dans l’espoir que cela lui rendra la lucidité — même si, pour des raisons de deuil rituel la consommation du mariage ne devra se faire que plus tard. Toutefois, connaissant son attachement pour la soeurette Lin, on lui fait croire qu’il va épouser cette dernière. Lorsqu’il soulève le voile dissimulant le visage de la mariée, Jade découvre qu’il s’agit de Grande Sœur Joyau et tombe dans un état de prostration qui va en s’aggravant de jour en jour. Finalement, son épouse vient lui apprendre que la sœurette Lin est morte le jour même où avait lieu leur mariage. Sous le choc, le frérot Jade tombe dans un sommeil comateux.

Notes
L’intervention délibérée de Grande Sœur Joyau en vue de guérir la peine d’amour de son mari est désignée, un peu plus loin, comme une «action psychique» comparable à la façon dont «agissent physiquement, sur un organisme malade, les aiguilles de l’acupuncture».

Le souvenir des paroles prononcées par le personnage rencontré en rêve servira au frérot Jade de garde-fou contre d’occasionnelles pensées suicidaires.

Texte témoin
Le rêve dans le pavillon rouge (Hong lou meng). Traduction par Li Tche-Houa et Jacqueline Alézaïs. Révisé par André D’Hormon. Paris, Gallimard, Coll. Pléiade. Vol. 2, récit 98, p. 999-1002.




Le rêve de Jade magique

La descente aux Enfers

À ces mots, le frérot Jade ne put se défendre d'éclater, à grands cris, en lamentations. Puis il se renversa de tout le poids de son buste sur sa couche, tandis que s'étendait subitement sur ses yeux un voile de ténèbres d'un épais noir de laque et d'une telle opacité, que toute orientation devenait impossible. Alors qu'il s'y enlisait, l'esprit brouillé et le vague au fond du cœur, il lui sembla discerner un personnage qui s'avançait à sa rencontre.

«Puis-je vous demander en quel lieu je me trouve? se hasarda-t-il à lui dire, encore en grand trouble.

— C'est ici la route qui mène au tribunal infernal du séjour funèbre, dit des Sources jaunes, répondit le personnage. Mais quelle raison t'y amène? Tu n'es pas encore au terme de tes jours.

— Je viens d'apprendre le trépas d'un être à qui m'attachait une vive amitié, expliqua le frérot Jade. Aussi me suis-je aussitôt lancé à sa recherche, et, sans y prendre garde, égaré jusqu'ici.

— Quel était donc cet être à qui tu fus si profondément attaché? demanda le personnage.

— Mademoiselle Lin Jade sombre, originaire de Suzhou, répondit le frérot Jade.

— Cette Demoiselle Lin Jade sombre, vivante, n'était pas de même nature que l'ensemble des vivants, reprit le personnage. Morte, elle n'est pas de même nature que l'ensemble des morts. Elle n'était lotie ni des trois âmes éthérées ni des sept âmes viscérales. Où pourrais-tu aller la chercher? C'est par l'union des âmes éthérées et des âmes viscérales que les corps humains prennent figure et vie. Désunies par la mort, elles se dissolvent en vapeurs. Même pour le commun des mortels, il n'en reste rien qui puisse être recherché, après leur trépas. À plus forte raison pour cette Demoiselle Lin! Hâte-toi donc de t'en retourner.»

À ces mots, le frérot Jade demeura un bon moment tout hébété. Puis il se reprit.

«S'il est vrai, comme vous le prétendez, objecta-t-il, que de la mort résulte la totale dispersion des âmes éthérées et viscérales, comment se peut-il qu'il existe ici un tribunal infernal?

— C'est que ce tribunal infernal, répondit le personnage non sans avoir d'abord fait entendre un petit rire froid, on peut tout aussi bien dire qu'il existe, quand on croit à son existence, et, quand on en doute, qu'il n'existe pas. Les hommes du commun, dans leur monde, demeurent enlisés dans les explications fallacieuses de la naissance et de la mort. C'est pourquoi fut inventée, pour leur faire peur, une fable selon laquelle l'auguste Souverain du Ciel, profondément irrité de leur stupidité, aurait institué un enfer. Là seraient retenus captifs, pour y subir à l'infini les plus cruels supplices en expiation de leurs péchés, les mânes des défunts qui, de leur vivant, ont forfait à leurs devoirs ou aux normes, ou qui ont mis eux-mêmes et prématurément fin à leurs jours, avant que fût épuisé le lot de leur existence, ou encore qui ont indûment abrégé le cours de leur âge, en s'adonnant aux excès de la luxure et de la débauche, de la fureur ou des cruautés meurtrières. Mais toi, t'y voici de ton propre mouvement tombé, sans autre motif que la recherche de cette Demoiselle Lin, alors qu'elle a déjà fait retour au Domaine illusoire de la Suprême Vanité! Si tu souhaites vraiment la rejoindre, tu devras désormais t'appliquer de tout ton cœur à la culture du savoir et de la vertu. Alors viendra tout naturellement l'heure où vous pourrez vous retrouver en présence l'un de l'autre. Si tu ne sais pas, au contraire, te résigner à poursuivre en paix le cours de ton existence, tu seras tenu pour personnellement coupable de ta fin prématurée, confiné dans les profondeurs de l'enfer où il ne sera permis qu'à ton père et à ta mère de te rendre visite, et condamné à ne jamais plus revoir la défunte Demoiselle Lin Jade sombre.»

Cela dit, il tira d'une de ses manches un caillou et le jeta sur le frérot Jade, exactement à la place du cœur. Devant de pareilles menaces et le choc, au cœur, du caillou, le frérot Jade fut brusquement pris de peur, ne songea plus qu'à s'en retourner immédiatement chez lui, et s'en voulut d'avoir perdu sa route. Mais, tandis qu'il demeurait perplexe, il entendit soudain s'élever près de lui des voix qui le hélaient. Il tourna vivement la tête et, d'un coup d'œil, ne découvrit personne d'autre que son Aïeule, sa mère, son épouse Grande Sœur Joyau, sa camériste Bouffée de Parfum et ses autres soubrettes se lamentant autour de sa couche sur laquelle il éprouvait de nouveau le poids de son corps, et l'appelant à grands cris. Il revoyait la lanterne de gaze rouge allumée sur sa haute et longue table d'étude, la clarté de la lune à travers les croisées, le miroitement d'une profusion de brocarts et de broderies, toute la fleur et l'éclat subitement retrouvés du monde des vivants. Il affermit ses esprits vitaux, réfléchit un instant et comprit qu'il venait de faire un grand rêve. Il se sentait encore entièrement inondé de sueur froide, mais, au fond du cœur, grandement soulagé et beaucoup plus à l'aise. Se prenant alors à penser plus minutieusement aux douloureuses déceptions qui l'avaient si profondément bouleversé, il fut bien obligé de convenir qu'à vrai dire, il n'y pouvait rien, et s'en tint à l'émission de quelques soupirs de tristesse.

En fait, Grande Sœur Joyau avait, dès l'abord, appris la mort de la sœurette Lin, que l'Aïeule avait expressément interdit à tout le monde d'annoncer au frérot Jade, de crainte que cette funèbre nouvelle ne vînt à aggraver son état au point de le rendre définitivement incurable. Or Grande Sœur Joyau était, pour sa part, convaincue que le frérot Jade était tombé malade surtout à cause de la sœurette Lin, la perte de son amulette n'étant, jugeait-elle, que purement secondaire. Aussi avait-elle profité de la première occasion pour lui révéler la vérité toute nette, comptant, par ce moyen, l'amener, après le choc d'une violente douleur, à rompre avec le passé et à rassembler à la fois en lui ses esprits vitaux et ses âmes éthérées. Sans doute alors deviendrait-il possible de le soigner et de le guérir. Ne pouvant rien connaître de ses intentions, et devant l'effet immédiat de sa révélation, l'Aïeule, la Seconde Dame et leur suite commencèrent par lui en vouloir profondément d'une si grave imprudence. Mais, voyant ensuite le frérot Jade revenir à la vie, elles sentirent s'apaiser leur extrême inquiétude, et firent aussitôt appeler en nouvelle consultation le docteur Bi, qui se tenait en réserve dans un des cabinets des appartements extérieurs.

«C'est singulier ! déclara le médecin, après examen. Les pulsations sont cette fois calmes, pondérées, les esprits vitaux en paix, les engorgements dissipés. En administrant demain un bon analeptique, nous pourrons nous attendre à la guérison.»

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